LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498
Communication avec actes

La typographie servante : l'art de lire infra-ordinaire

Le Livre et ses desseins. Quelles sont les relations aujourd'hui entre écrivains, éditeurs, graphistes et typographes ?, Presses universitaires de Caen, coll. « Scheadae, Fascicule n° 3 », 2007, p. 9-10

Pour advenir aux yeux du lecteur, tout système d’écriture se constitue à travers sa dimension visuelle. Industrialisée, puis informatisée, la part visuelle de l’écriture typographique relève de la communication ‘infra-ordinaire’ qui, à force d’habitude, disparaît de la conscience de la lecture. Dès lors, que nous dit la typographie et comment le dit-elle ? Quels liens entretient-elle avec ses discours d’escorte ? Et qui donc parle en ce lieu de silence ?

Le principe de la « typographie servante » a été clairement exprimé par Maximilien Vox qui affirmait que « l’art du typographe est de rester inaperçu », ajoutant aussitôt « si le lecteur s’exclame… oh ! la belle typographie ! c’est que le texte passe après ». Rester inaperçu, passer après le texte… voici les commandements de cet art. Mais qu’on ne s’y trompe pas, de telles vertus reposent sur une conscience aiguë de l’influence de l’art typographique et de sa signification. Elle l’inscrit dans un projet idéologique déterminé qui puise son pouvoir de l’infra-ordinaire. […] Les praticiens plongent la typographie dans les silences de l’infra-ordinaire. La culture typographique naît de ce silence. Aussi, tout écart pour le texte courant est-il rigoureusement proscrit, car il suffit à révéler la présence condamnable du ‘corps’ de la lettre au sein de l’espace de la page. Le vocabulaire corporel lié à la lettre est du reste révélateur des champs sémantiques mis en cause. La lettre porte en elle-même un pouvoir signifiant qu’il convient de cerner. Nous n’avons pas abandonné la pensée magico-religieuse du Cratyle, loin s’en faut. Les sémiologues lui ont simplement substitué la plus raisonnable ‘connotation’. Conscient du pouvoir signifiant des caractères d’imprimerie, Henri Fournier bannit ainsi les « caractères de fantaisie » pour les textes classiques ; deux cultures, l’une visuelle l’autre textuelle, qui ne pouvaient que s’affronter : « Nous recommandons en tout cas de ne les employer dans le cours des volumes qu’avec réserve et discernement, et de les exclure avec rigueur de tout ouvrage classique, et de tous les textes où ils formulaient un contraste choquant avec la sévérité des matières. » Lorsqu’il propose les règles d’une « typographie logique » qui « repose sur l’analyse logique du texte », François Richaudeau ne déroge pas à la règle. Cette « mise en page foisonnante » se donne en effet pour but « de hiérarchiser les diverses ressources de composition (corps, graisse, justification, interligne) afin de mettre en valeur le message et lui seul ». D’une phrase, il exclut la « typographie expressive ». […] De génération en génération, la corporation des typographes transmet une vision logocentrique qui a ceci de particulier qu’elle interdit au média visuel de prendre sa pleine expression. Placé dans le carcan linguistique, lorsque la typographie s’affranchit de la ligne pour s’élancer à travers l’espace de la page, c’est pour retrouver une articulation du discours calquée sur la rhétorique classique, c’est-à-dire sur l’oral. La disposition typographique se coule alors dans la dispositio rhétorique. François Richaudeau pensait qu’une fois érigée en système, la dispositio typographique devait imposer ses normes au texte luimême. Une question demeurait toutefois, ‘les auteurs accepteraient-ils de se plier, de plier leur talent aux servitudes rigoureuses d’une mise en page logique ? ‘. Mais pouvait-il y avoir une réponse? […] L’idéal typographique est né d’un dilemme et d’un rêve : associer l’oeil et la voix. Mais il fallait pour cela réunir le corps et l’esprit, le sens et la matière. Or notre culture a fait du verbe le maître de l’écrit, aussi était-il logique de voir répercutée cette dualité dans la conception du couple texte-typographie. Toutefois, théoriciens et praticiens semblent avoir longtemps ignoré l’une des caractéristiques essentielles de la lettre typographique. Non pas celle liée à sa pratique rhétorique, mais bien celle qui a trait à son statut sémiologique. Sortie de son rôle servant, la lettre change de statut selon les usages, le contexte d’utilisation et le point de vue du lecteur. Ainsi, l’image publicitaire use à loisir des différents statuts sémiologiques accordés à ses éléments constitutifs. Le fait que la typographie ait dégagé « la lettre de sa fluidité cursive pour lui donner un statut d’objet indépendant » lui a permis d’acquérir un statut d’illustration ou d’idéogramme. À l’instar des hiéroglyphes égyptiens, elle peut donc, au sein de la même page, selon l’usage qui en est fait, relever de l’alphabétique, de l’idéographique ou de l’illustration. En ce sens, on peut légitimement parler d’une ‘écriture typographique’. Ainsi pourrait-on redonner à cet art qui ‘révèle’ le texte industriel et le fait exister, toute sa dimension expressive et signifiante.

Extrait de « De quelques remarques sur le sens et la servitude de la typographie. Pratiques, discours et imaginaires », Cahiers Gutenberg, 46-47, avril 2006.

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