LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498

Pauvre dix-neuvième siècle

Je découvre ces jours-ci dans les journaux, qui relaient cette formule tonitruante d’un candidat aux primaires, que ceux qui s’opposent aux idées libérales appartiennent à la «gauche du XIXè siècle». J’imagine que ceux qui disent et écrivent cela ne se revendiquent pas du vingtième siècle. On serait donc soit du XIXè, soit du XXIè. C’est l‘hyperbole temporelle, au sens littéral : il faut se jeter par-dessus un  siècle pour être moderne.

Cela ne manque pas t’étonner quelque peu et de suggérer au sémiologue de mauvaise volonté, empêcheur de penser en rond, qu’il y aurait là anguille (symbolique) sous roche (rhétorique). Premier paradoxe : si l’on peut, avec les historiens, décrire une genèse de l’idée de gauche au fil du XIXè, qui se découvre et se revendique héritier des Lumières, la catégorisation explicite du débat politique en gauche-droite et la revendication de cette latéralisation par les partis date de l’Affaire Dreyfus, ce qui donne une vie assez courte (6 ans) à cette gauche du XIXè. Au milieu du siècle, on parlait plutôt des partis de la «résistance» et du «mouvement». Mais là, le bât blesse, puisqu’aujourd’hui la droite se veut le parti du mouvement et fonde l’essentiel de son argumentaire de stigmatiser la gauche comme la résistance (au changement et à la fameuse «réforme»). Ce qui, entre parenthèses, change les plus vieux d’entre nous du gaullisme au sein duquel ils ont fait leur éducation politique.

On l’aura compris, ce point de vue ne suscite pas mon enthousiasme. Mais ce n’est pas le lieu ici d’en débattre. Ce qui me frappe, c’est que tout cela porte une relation bien particulière à l’histoire. Le présentisme s’accompagnerait donc de l’effacement du siècle qui vient de s’écouler, celui que même la génération internet (nommée telle en 1993) a connu, au bénéfice de l’épouvantail du précédent que nous n'avons pas connu et que nous connaissons plutôt mal.

Pourtant, les hommes du XIXè, qui comme tout siècle connaît ses horreurs, ne me semblent pas absolument niais. D'abord ce sont eux qui tout au long du siècle et avec obstination ont construit le corpus des «valeurs des Lumières» dont aujourd'hui on se revendique tant (comme toute catégorie «classique» elle relève de l'après-coup, en l'occurrence la prétention à être les continuateurs de la révolution - ciel ! c'était mon sujet d'histoire à l'ENS) et l'ont traduit en quelques acquis concrets non négligeables, dont ce suffrage universel qui est aujourd'hui en jeu. Surtout, ce siècle me semble s’être particulièrement soucié de ce qui est en  jeu aujourd’hui. Pour le dire autrement, ils n’avaient pas si mal venu venir le coup. Ils ont créé dans les années 1850-1860 les premières formes d’organisation internationale dans le double espoir de faire pièce à la mise en concurrence des travailleurs et d’empêcher que les logiques de haine entre les peuples n’effacent les questions politiques et sociales.  Certes, rien de tout cela n’a abouti. Mais s’il faut en effet se demander pourquoi, et avec une exigence qui à coup sûr ne blanchira pas « la gauche » c’est surtout au XXè siècle qu’il faut chercher.

Que tout cela ait fait faillite au cours du XXè ne suffit pas à décrire le XIXè comme un temps de niaiserie. Et le XIXè n’a inventé ni l’union sacrée qui a jeté les membres de cette internationale les uns contre les autres en 1914, ni le «socialisme dans un seul pays», en clair le nationalisme de l'URSS qui a oublié l’impératif de solidarité et accru les écarts entre les sociétés, ni le stalinisme qui a durablement ruiné l’idée qu'un combat pour la justice pouvait être autre chose qu'un totalitarisme.

Et si le problème était plutôt dans l’incapacité à regarder en face l’histoire du vingtième siècle ? La trahison des engagements pris à Bâle en 1912 par les Français et les Allemands, l’effondrement de l’Europe par la spéculation dans les années 20, la puissance communicationnelle de la haine, l'instrumentalisation des médias, la nécessité de choisir entre le règne de l’argent et celui des tyrans. Il est certain que le XIXè s’est achevé avec des espoirs que le siècle suivant s’est employé méthodiquement à ruiner…

Le 26 février 1933, au lendemain de la victoire de Hitler, Stefan Zweig écrivait à Romain Rolland : «Pour comprendre la défaite du socialisme en Allemagne […] Ils étaient toujours «conciliants» avec leurs pires ennemis, ils avaient le bête orgueil de montrer aux bourgeois qu’on peut vivre très agréablement sous un régime socialiste. Pendant la guerre, ils ont voulu montrer que les internationalistes sont des nationalistes, après la guerre, que les marxistes sont les protecteurs du capitalisme. […] Les communistes ont fait du bon travail pour les nationalistes. Ils ont ridiculisé non seulement la social-démocratie mais ils ont pris  le goût de la démocratie au peuple, proclamant au lieu de cela la dictature, pensant à leur dictature, mais en vérité ouvrant la voie à l’autre ».

Je ne dis pas que l’écrivain autrichien avait raison (qui oserait prétendre savoir la vérité sur ce drame ?) mais cela donne envie de ne sauter pas trop vite par-dessus le vingtième siècle si nous voulons éviter de le reproduire.  

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