LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498

Prendre part

Hier, le 2 mai, j’étais dans un hôpital parisien en tant que patiente durant juste une journée, avec interdiction d’utiliser le téléphone, et j’entendais les brancardiers et les infirmières commenter, incrédules et choqués, « l’attaque » de la réanimation de la Pitié Salpêtrière par des manifestants : « Pourquoi font-ils ça ? ». Devant l’hôpital il y avait les banderoles « urgences en grève » et on sentait la consternation : « on lutte pour qu’ils puissent se faire soigner, et on se fait attaquer ! ». Le soir en retrouvant mon téléphone j’ai découvert que tout était faux : pas d’attaque, mais des manifestants cherchant refuge justement, dans l’enceinte de l’hôpital, pour fuir le gazage intensif. L’inverse de ce qu’avaient annoncé les ministres, le directeur de l’AP HP  et de ce qu’avaient relayé l’ensemble des chaines et journaux immédiatement, sans vérifier, en annonçant même, comble de l’ironie,  que « ça aurait pu avoir des conséquences catastrophiques » sans se soucier des conséquences catastrophiques de ces fausses informations,  pour ceux qui avaient été interpelés bien sûr mais aussi pour toute une population, pour nos liens, pour le terreau fragile et indispensable de nos attachements et de notre confiance dans l’information,  et pour l’absolue nécessité de partager un souci commun de vérité, sans quoi nous nous perdons les uns pour les autres. Car si les soignants n’avaient pas témoigné et filmé (merci à eux) nous aurions été convaincus de quelque chose de totalement faux, un récit dans lequel des victimes de violences auraient été pour nous des coupables de violences. Cela jette le doute sur quantité d’autres choses, à propos desquelles ce que nous pensons et croyons est sans doute faux.

Les médias ont donc relayé les fameuses fake-news qu’ils nous promettent de combattre grâce leur professionnalisme, contre l’irrationalité et l’amateurisme des producteurs d’informations incontrôlables sur les réseaux sociaux. On en rit presque, mais ça fait mal.

Quelques jours auparavant, les grands médias avaient étrangement tardé à dénoncer la mise en garde à vue d’un journaliste indépendant, Gaspard Glanz de Taranis News, que nous avions accueilli au CELSA l’année dernière lors d’une passionnante journée « médias et démocratie ». Ces grands médias avaient préféré relayer et amplifier l’indignation face à une provocation adressée  par certains manifestants à des policiers : « suicidez-vous », sans prendre d’ailleurs la peine de restituer l’ensemble des interactions qui avaient précédé (les appels « ne vous suicidez pas, rejoignez-nous », puis le dialogue de sourds, la tension croissante et enfin, le fameux slogan qui a été tant et tant relayé avec tant de complaisance).  Il aura fallu la mobilisation intense qui a suivi la garde à vue de Gaspard Glanz, pour que les rédactions se réveillent enfin, elles étaient en léthargie, fascinées par le chiffon rouge agité par les ministres, et réalisent enfin la portée de l’arrestation pour réagir, avec retard.

Il y a encore bien d’autres faits extrêmement inquiétants, je ne vais pas les énumérer. Il y a notamment le refus de faire place dans les médias aux attaques  systématiques du droit et des usages dans quantités de domaines dont l’université, avec dans ce cas,  la décision prise sans que personne ne la demande dans les universités, l’augmentation sidérante des frais d’inscription pour les étudiants hors UE, ce qui crée une situation totalement contradictoire avec les missions de l’université et avec les savoirs que nous produisons nous-mêmes sur la société.  On ne voit rien à ce sujet dans les médias. On ne voit rien de la grève des écoles contre la loi Blanquer en dépit de la mobilisation tenace, inlassable, des enseignants et des parents d’élèves.

Il y a énormément de personnes qui aspirent à profiter de la visibilité dans les médias en vertu d’une confiance dans le fait qu’il s’agit d’espaces d’information et d’expression pour tous, mais on ne voit presque rien de ce que nous voyons dès que nous sommes impliqués quelque part, dès que nous enquêtons, dès que nous sommes au contact de ce qui se ressent et s’éprouve dans quantité d’espaces sociaux  vivants, fragiles et maltraités.

Par contre, nous savons à quel point la communication est convoitée pour fabriquer des masques, pour valoriser, pour séduire, pour tromper, pour abimer, pour gagner l’attention. Ces pratiques sont mises en œuvre contre des réalités éprouvées et vécues, discrètes, et qui sans cesse viennent concurrencer le travail de représentation et de masquage. Celui-ci consomme l’énergie et les compétences de beaucoup de jeunes professionnels qui peuvent  aspirer à autre chose. Personnellement c’est la pratique de l’enquête auprès de centaines de personnes qui m’a permis d’avoir un accès constant, robuste, extrêmement stimulant, avec les personnes invisibles, décentes, soigneuses, inquiètes, qui me donnaient quelque chose que je n’avais pas le droit de transformer en matériaux destinés à produire des masques qui les trahiraient.

Nous parlons très souvent dans nos formations de l’aspiration à contribuer à un monde décent, au souci de ne pas participer à la fabrication de l’ignorance, à l’inquiétude relative au fait que nous y participons quand même, à la nécessité de partager ces questions au lieu d’en faire une part d’ombre ou une affaire de coulisse ou de nécessité pragmatique externe aux enjeux de la recherche et de la formation, et au besoin de transformer les situations. Nos étudiants en font état. Ils ont rédigé et publié la superbe tribune « Nous ne trouvons pas ça drôle » lorsqu’ils ont découvert, avec effroi, à quelles pratiques pouvait conduire le culte du cool dans les métiers de la communication, lorsqu’ils ont réagi à la découverte de la Ligue du LOL.

Nous savons aussi, heureusement, que dans la situation actuelle de crise à la fois environnementale et politique majeure, se développe une auto-critique de la rationalité et de l’obsession pour la marchandisation. Il y a une réflexion intense, transversale aux sciences sociales, aux sciences de l’environnement,  aux formes d’organisation civiques locales, aux pratiques artistiques, aux conduites ordinaires, pour relocaliser nos existences dans nos milieux de vie, assumer les savoirs qui nous viennent directement des attachements et des rencontres (dans l’enquête, dans la vie quotidienne), dégonfler les représentations, faire grandir les expériences. On constate d’ailleurs dans n’importe quelle librairie la richesse incroyable de ce type de réflexions, les livres publiés et édités sur ces questions y fourmillent, en contraste avec les unes de médias si rituellement occupées de symboles, de gestes, de quelques récits « politiques »  mais plus pauvres en politique que n’importe quelle vie attachée à prendre part, tenir bon, espérer et s’inquiéter quelque part en France.

Il y a une polarisation des formes d’expression et d’action : comme si, à mesure que s’intensifiait la volonté de contrôle de l’attention et de monétisation de toutes les formes d’activité à des fins de contrôle des représentations de la réalité vécue et partagée, se développait en contrepoint le partage des formes d’expression issues de la rencontre et de l’enquête (journalisme indépendant et photo-reportages, documentaires,  travaux sur les migrations, éditions féministes, études créoles, nouvelles anthropologies des savoirs  nature culture, etc.). 

L’université et les établissements d’enseignement supérieur sont sur la crête entre ces deux pôles qui se tendent. Ils sont des lieux d’émancipation, d’enquête, d’expérimentation, qui permettent à la société de se régénérer par les aspirations de sa jeunesse qui y sont cultivées et développées depuis plusieurs siècles. Ils sont aussi, dans le même temps, convoités dans l’objectif de « former » la jeunesse pour la rendre apte à travailler et produire dans un système économique et politique très situé et contraint, qui ne se superpose pas entièrement au monde de l’université. Celui-ci connaît des émergences et des formes bien plus diverses que ce à quoi on tente de la réduire actuellement.

Dans le documentaire « L’Epoque » de Matthieu Bareyre, un jeune homme de 18 ans témoigne de son regret de ne pas avoir été incité à développer son goût pour la réflexion, la pensée des auteurs qu’il a découverts à 15 ans, mais d’avoir été plutôt encouragé par ses parents à intégrer une école de commerce qui lui assurera une vie confortable à lui et ses enfants.  L’université est-elle du côté des peurs des parents, de leur aveuglement à ce qui advient ou des aspirations de la jeunesse et de sa sensibilité à ce qui vient ?  

La réponse est assez évidente : l’université ne doit pas conformer la jeunesse à un monde de discours et de représentations, elle ne doit pas contribuer à atrophier le vivant chez les  individus et les groupes, elle ne doit pas servir les intérêts de ceux qui cherchent à manipuler, masquer, séduire, détruire (« gérer » disent-ils)  la confiance dont nous avons tous besoin. 

Dans le contexte qui, encore une fois, est celui d’un effondrement déjà vécu par des millions d’êtres vivants même s’il n’affecte pas encore ceux qui disposent de la plus grande partie des ressources, il nous faut être du côté de l’enquête, des expérimentations, des expériences, des différences et des partages vécus et racontés, de l’entretien et du souci des liens et de la confiance. Du côté du vivant.  

Nous sommes dans une grande école de la communication et dans une université, et nous sommes très directement affectés par la circulation de mensonges  et par les décisions prises sans aucune concertation concernant notre fonctionnement et nos missions. Nous avons donc plusieurs raisons en même temps de nous exprimer sur ces questions. Il n’est pas possible de rester muets au nom d’une loyauté que nous ne devons qu’à ceux qui comptent sur nous. Dans le domaine de la culture, des centaines de fonctionnaires et d’agents de la conservation et de la restauration ont décidé de signé une tribune pour s’opposer à une loi d’exception qui sortirait la restauration de la cathédrale Notre Dame de Paris des lois et règles en vigueur actuellement. Ils ont donc décidé que le devoir de réserve ne s’appliquait pas dans le cas où leurs missions seraient directement menacées. Ils ont franchi la barrière de ce « devoir de réserve » parce qu’il le fallait.

Je n’ai pas d’idée d’action spécifique pour le moment mais je souhaite que nous nous exprimions publiquement pour dire au monde des médias et de la communication notre effroi, affirmer notre souci que les étudiants et tous les jeunes vivent et travaillent dans un monde décent dans lequel ils peuvent compter sur autrui et dans lequel ils doivent se respecter et respecter autrui. Affirmer notre souci d’accueillir les étudiants étrangers aux mêmes conditions que tous les autres. Annoncer que nous devons lutter contre l’autoritarisme, l’indifférence, la désinvolture, le cynisme, l’aveuglement. Annoncer que nous travaillons pour et avec la jeunesse : non pas pour la mettre au service d’un système qui reconduit la prédation, les inégalités et produit des masques faussement cool ou mensongers qui la recouvrent, mais parce que nous devons être dignes de cette jeunesse magnifique, de la population vivante et poignante dont nous faisons partie, comme nous devons être dignes aussi de ce que nous avons voulu faire en entrant dans l’enseignement supérieur et la recherche.

Joëlle Le Marec

Professeure au CELSA, Sorbonne Université

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