LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498

Joie discrète : le laboratoire zéro déchet (LEO) à Pantin

Je vais ce soir-là à Pantin par la rue du Chemin de Fer, un passage perdu aux portes de la ville. La rue s’engage le long du périphérique puis tout de suite en-dessous, dans un paysage obscur auquel on ne comprend rien (talus, courbe, masses obscure des bâtiments industriels, rumeur continue du trafic automobile) mais qui signifie le rejet et la misère des marges. Je longe sur ma gauche des files de tentes, matelas, bidons, ordures, plastiques, et des feux allumés à même le trottoir, autour desquels se détachent des silhouettes furtives brouillées par la bruine hivernale, des hommes (et sans doute tes femmes), une chanson et un rire jeune et clair s’élèvent dans la lumière des flammes. Qu’ont-ils traversé avant de s’installer dans cette marge hostile d’une ville qui les refuse ? Ils semblent à peine exister, mais ce sont eux qui fabriquent les avenirs. Ils sont à quelques mètres de l’endroit où je me rends, la rue débouche sur un rond-point dégagé, le LEO, le Laboratoire Ecologique Zero Déchet, est de l’autre côté. D’ailleurs certaines habitantes auraient pu être là sur le trottoir de la rue du Chemin de Fer. L’une d’elle attend un enfant : des avenirs à venir. Le LEO fait le lien entre la ville nécrosée sous ses couleurs publicitaires et la ville reprise par la vie dans ses marges. Il fait partie de ces endroits où l’on récupère quelque chose qui manque, ou quelque chose dont on s’aperçoit qu’il manquait au moment où on le rencontre : nos liens à des milieux plus riches que ceux dans lesquels nous nous habituons à vivre peu à peu.

Une fois qu’on en a franchi le seuil, on y retrouve des personnes, inconnues ou familières. Toutes entretiennent quelque chose de l’atmosphère générale qui en fait un lieu sûr sans qu’il y ait besoin d’organisation particulière. Nous savons ce que nous le devons à Amélie et Michel, génies du lieu, qui ne semblent pourtant jamais préoccupé.e.s par des tâches plus importantes que celles d’être avec toutes celles et tous ceux qui sont là, alors même que, de mois en mois, des transformations considérables apparaissent, inconcevables dans n’importe quel autre site : ouverture du lieu, matériaux et vitrerie, distribution des espaces, aménagements, conditions d’accueil pour les ateliers, les réunions et les spectacles (écrans, estrade, sono, etc.), gratuiterie, fonctionnement de la cantine, etc. Tout cela est impossible et pourtant tout cela advient. Je me rappelle l’interprétation de l’épisode de la multiplication des pains, proposée par Françoise Dolto et Gérard Severin dans « L’évangile au risque de la psychanalyse » : la foule affamée est nourrie miraculeusement par des aliments (pains et poissons) qui semblent surgir de nulle part, ou plutôt de toutes parts, hors toutes médiations et conditions habituelles par lesquelles on peut se procurer de quoi manger. Les auteurs proposent de réfléchir au fait qu’à ce moment, il devenait concevable et même aisé de procéder autrement, par des moyens inexistants dans le monde structuré par les pouvoirs et par l’argent qui est encore le nôtre : par l’entraide qui soudain ouvre des perspectives et rend possible ce qui ne l’était pas, juste avant

C’est un lieu où se reconstituent et s’entretiennent des potentialités secrètes qui n’ont pas besoin de s’exprimer ou de s’affirmer sur le champ : tout ce qui se passe, nourrit discrètement une sécurité politique ordinaire dont nous bénéficions tou.te.s et à laquelle nous tentons de contribuer, parfois du simple fait d’y être un peu autrement. Une sécurité au sens non viriliste qui renvoie à la confiance et à ses effets, et que nous revendiquons, car il ne vaut pas nous laisser voler nos mots par la langue policière et autoritaire.

L’existence du Laboratoire Ecologique Zéro Déchet intensifie par contraste l’expérience inquiétante de ce qui se passe dans d’autres lieux habituels, ceux où l’on travaille en particulier. Ce contraste s’accentue de plus en plus, au fil de la multiplication des effractions politiques ordinaires comme Nuit Debout, les réseaux d’hébergeurs des migrants, les ronds-points, les mobilisations continues depuis des années. A Nuit Debout par exemple, certain.e.s ont vécu et partagé l’expérience de faire ce qui est chaque jour entravé, pratiquer en plein air ce qui n’était plus possible de pratiquer pleinement dans les lieux dédiés : enseignement, débat, culture, services à autrui.

Nous essayons d’être corrects dans nos lieux de travail, mais nous sentons que nous y servons peut-être des intérêts ou des pouvoirs qui nous échappent, que nous entretenons des fonctionnements violents comme la gestion ou le management, ou que nous contribuons à des abjections qui se déroulent ailleurs. Comme lorsque nous achetons des  objets fabriqués dans des conditions que nous n’arrivons plus à oublier ou à nier, et qui font effraction elles-aussi dans le réel bourgeois, tapissé d’un papier peint kitsch :vitrines, affiches, affiches encore, écrans, sirènes et puis soudain, partout, l’indécence qui perce sous la trame dense de la communication, la misère, la souffrance, le prix exorbitant payé par d’autres, invisibles. Nous courons le risque, à peu près partout, de rencontrer l’indignité. Imre Kertész, dans « Le chercheur de traces » (2003) se méfie de l’allure innocente de la petite ville calme qui se trouve en proximité du camp vers lequel il revient. Soudain, quelque chose se déchire dans l’atmosphère, et la ville lui apparaît autrement, dans sa vérité atroce. Il en va parfois de même dans les lieux professionnels, même à l’université et dans des lieux de service public : nous savons désormais, lorsque nous obéissons à des procédures nouvelles prescrites continuellement par nos tutelles et nos partenaires, que nous nuisons très certainement à nos enfants, et même à toutes celles et à tous ceux qui nous aident à produire des connaissances, car celles-ci seront exploitées par des opérateurs politiques ou marchands qui détruisent les biens communs. Pour supporter ces indignités croissantes, nous nous retranchons derrière le discours sur la complexité des choses, les compromis nécessaires à la vie en commun, la difficulté de désobéir ou de sortir du jeu tant qu’il y a des possibilités de travailler à ce qu’on sait être juste et cohérent, à certains moments. Dans un endroit tel que LEO ce type de problème n’existe pas. Ce qui s’y passe ne nuit à personne, ne sert aucun pouvoir caché. Ce qui s’y passe n’est pas complexe au sens où ce terme est mobilisé parfois comme un nuage d’encre masquant un non-dit, puis un indicible, dans l’ombre portée de nos actions dans un monde régi par un fonctionnement néolibéral hostile au vivant. Il en résulte l’expérience directe de la décence ressentie et entretenue et la joie qu’elle apporte. Joie discrète : nul besoin d’en faire état ou de s’en approprier l’expression, comme le fait la publicité par exemple.

Les photographies qu’en a faites Igor Babou (voir https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02138618/document)  nous permettent de nous débarrasser du cadenassage visuel et intellectuel opéré par les médias et par les discours sur les tiers lieux, l’alternatif publicitaire, l’esthétique de la décence, de la sobriété, industriellement récupérée au bénéfice de l’indécence et de la circulation d’argent, quelque part, ailleurs, dans des poches d’individus qui se fichent de décence et de sobriété. Le LEO me fait penser aux grandes bibliothèques publiques que j’étudie, c’est-à-dire auxquelles je prête attention : des refuges, les réserves d’une vie écologique et sociale pleine et entière hors toute mise en scène grotesque d’intensité et de mouvement, les lieux qui auraient dû être si nombreux si le cours des choses n’avait pas abouti à l’extinction de la plupart des milieux de vie, biologique et sociale.

Le LEO est un laboratoire écologique pour d’autres raisons encore que le soin aux objets, à ce qu’on boit ou qu’on mange, aux matériaux. Il est pour moi le lieu où la réalité sensible n’est pas exploitée pour produire des représentations d’autre chose qu’elle-même. C’est pourquoi elle peut se développer ici et dans les corps qui l’habitent, avec, au fond de cette réalité sensible, la nostalgie déchirante et bienvenue du soin retrouvé à ce que nous avons perdu et qui est vivant encore.

 

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