LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498
Echanges

Rencontres « Journalisme et dispositifs numériques »

IUT de Lannion

Les rencontres « Journalisme et dispositifs numériques » ont eu lieu les 26 et 27 mars 2015 à l’IUT de Lannion, dans le cadre du programme « Ethique et TIC » (http://ethique-et-tic.fr) du GIS M@rsouin (http://www.marsouin.org). Réunissant chercheurs, journalistes et étudiants en journalisme à l’IUT de Lannion, ces rencontres se sont organisées autour de quatre axes, deux tables-rondes et trois ateliers de réflexion menés.

 

Axe n°1 : « Les dispositifs numériques comme lien entre entreprises médiatiques, journalistes et publics »

Dans ce premier axe animé par Olivier Trédan (CRAPE, Rennes I), Josiane Jouët (Institut Français de Presse, Université II Panthéon-Assas) s’intéresse aux usages et aux réappropriations de Twitter par les journalistes. Elle présente ainsi une étude qualitative menée en sociologie, dans le cadre d’un atelier du master « Médias, publics et culture numérique » de l’I.F.P. Elle pose ainsi la question de la visibilité comme enjeu professionnel passant par des dispositifs sociotechniques qui renouvellent les logiques de publicité. Josiane Jouët note que l’utilisation des réseaux sociaux constitue pour les journalistes à la fois une prescription professionnelle et une injonction sociale. Celle-ci passe par une appropriation très individualisée de Twitter, nécessitant un apprentissage des pratiques sur le temps long. Elle évoque également le lien serré existant entre usages de Twitter et média d’appartenance des journalistes : à telle entreprise médiatique correspondra tels types d’usages. De fait, les chartes d’usage qui, lorsqu’elles existent, contribuent à la normalisation des pratiques mais également l’autocensure (avec notamment l’exclusivité du scoop garantie pour la rédaction) et l’attention à ne pas adopter une attitude hostile à l’égard d’un confrère, font que Twitter ne constitue pas un lieu de liberté absolue pour les journalistes. Josiane Jouët se demande alors si l’on peut penser pour autant que Twitter constitue une « métarédaction ». Elle insiste plutôt sur l’acte de reconnaissance que constitue le geste communicationnel de proposer, sur Twitter,  le lien vers l’article d’un confrère.

Irène Bastard (Orange Labs, Télécom ParisTech) s’intéresse de son côté à ce qu’elle nomme les « artefacts de la réception d’information », que sont les boutons « aimer », « partager » et « commenter » de Facebook. En soulignant la dimension sociale de la réception comme activité co-constructive de l’espace public, elle souhaite montrer comment le web fait émerger des espaces de partage d’information. Souvent appréhendés ensemble dans la recherche, ces artefacts qui ont différentes fonctions, font l’objet d’usages divers chez les adolescents et ces usages varient suivant le thème de l’information. Ainsi, le bouton « commenter » sera davantage mobilisé pour les sujets politiques et religieux, tandis que le bouton « aimer » sera mobilisé pour les sujets liés aux consoles vidéo ou aux concerts de musique. De tels usages chez les adolescents varient également suivant le lien affectif existant avec la personne publiant l’information. Une telle recherche vise donc à montrer qu’il existe des « artefacts de réception » distincts s’appuyant sur des compétences techniques, contribuant à construire l’espace public. Irène Bastard souligne également la persistance de déterminants sociaux traditionnels dans l’utilisation de ces fonctionnalités. Ceci pose la question du rôle des journalistes dans la « réception ordinaire » de l’information dont Irène Bastard souligne la diversité thématique au sein des réseaux dits sociaux.

 

Axe n°2 : « Les dispositifs numériques comme moyens marketing et économique »

Le deuxième axe, animé par Arnaud Anciaux (Ecole des Médias et du Numérique de la Sorbonne), vise à comprendre ce qui pousse les journalistes à être présents sur les réseaux sociaux. Kévin Mellet (Orange Labs, CSI Ecole des Mines) et Dominique Augey (Université Aix-Marseille) interviennent tour à tour pour tenter de répondre à cette question. Kévin Mellet propose ainsi une communication sur la convention de qualité sur le marché de la publicité display et sur la crise de la presse en ligne. Il pose les questions suivantes : comment définit-on la qualité d’un espace publicitaire et comment le valoriser ? Comment ces enjeux de définition et de valorisation peuvent participer à une meilleure compréhension des difficultés rencontrées par la presse en ligne par rapport à d’autres modèles publicitaires existant sur internet ? Pour y répondre, Kévin Mellet propose de s’intéresser à un type de publicité particulier qui occupe une place importante dans l’économie des sites de presse : la publicité display. Selon le chercheur, le problème de l’économie des sites de presse n’est pas un problème d’audience. Il s’agit d’un problème de valorisation de cette audience dans des revenus qui passe par une évaluation de la qualité des produits publicitaires. S’appuyant sur une étude collective, Kévin Mellet montre en effet que le marché publicitaire en ligne obéit à deux mécaniques, qu’il associe à des « conventions de qualité » (soit, des accords établis entre des acteurs de marché permettant des échanges, de la coordination économique et qui s’inscrivent dans des dispositifs) : la publicité média dont l’enjeu est d’exposer la marque du média et la publicité à la performance visant à susciter des actions mesurables de la part des internautes. Il postule que la crise de la presse est liée à un affaiblissement de la convention traditionnelle et une valorisation de la convention à la performance qui domine le marché publicitaire. Contrer cette logique de la performance nécessite de réfléchir à la mise en place de modèles alternatifs s’appuyant sur une meilleure valorisation de l’exposition qui ne mesurerait pas une « impression publicitaire » mais le temps passé sur un site internet ou une page.

Dominique Augey interroge de son côté une éventuelle fin de la crise de la presse. Elle commence par rappeler le contexte économique dans lequel évolue la presse papier aujourd’hui. Ce contexte est caractérisé par une demande très forte d’information mais une production et une distribution coûteuses. Elle évoque l’espoir qu’avait suscité le web pour la presse, rapidement atténué par l’hyperconcurrence en ligne faisant d’un titre de presse une source d’information parmi d’autres. Dominique Augey propose ensuite des pistes de solution à cette crise de la presse : puisque produire de l’information est onéreux, il faut que cette information apporte de la valeur ajoutée afin que les lecteurs acceptent de payer cette information. Il faut donc, selon elle, que les médias se recentrent sur leur cœur de métier, soit produire de l’analyse. Dominique Augey propose ainsi de considérer et de gérer la presse comme produit de luxe, comparable à un produit de haute couture. Selon la chercheuse, la presse devrait assumer son installation sur des produits à haute valeur ajoutée (par exemple, les quotidiens). Ceci permettrait à une certaine image de marque de s’asseoir et ainsi, la vente de produits dérivés, génératrice de profits. Dominique Augey propose également une optimisation de l’offre des régies publicitaires sur la base d’informations dont elles disposent sur leur lectorat et un regroupement de ces régies. Selon la chercheuse, la presse papier ne disparaîtra donc pas : elle se trouve au cœur d’un nouvel écosystème. Elle doit cependant concentrer ses efforts vers une déclinaison de ses supports médiatiques et un développement de produits dérivés. Dominique Augey souhaite ensuite interroger la salle autour des questions suivantes : comment les médias pourraient eux-mêmes réfléchir au volume d’innovation qu’ils doivent générer ?  Comment les journalistes peuvent-ils davantage devenir acteurs d’une réflexion sur l’avenir des médias ? La création de ce qu’on pourrait appeler des « médias labs » est-elle possible et souhaitable ?

 

Table-ronde n°1 : « Entre stratégie économique et positionnement éditorial : les Community Manager dans les entreprises médiatiques françaises et belges ».

La table-ronde qui suit ces deux axes vise d’abord à faire répondre les journalistes invités aux questions posées par l’intervenante précédente, Dominique Augey. Parmi les journalistes, sont présents Gilles Danet et Benjamin Brehon du Télégramme, Alain Gérard du Soir, Erwan Alix de Ouest-France, Sebastien Leroy de La Voix du Nord, Morgiane Achache et Clément Martel du Monde. Les journalistes font part de leur préoccupation concernant l’économie de leur média qui les invite à réinventer des manières de travailler, les moins coûteuses possibles (réseaux dits sociaux, datajournalisme). Cette préoccupation économique passe également par un travail de mise en scène de l’information qui peut poser des questions d’ordre déontologique aux journalistes, dont l’intérêt se trouve notamment dans la vente de leurs articles. Pour certains, réinventer les modèles économiques n’est pas le rôle du journaliste dont la fonction est de faire l’actualité. Pour d’autres, les journalistes sont d’ores et déjà impliqués dans la refonte d’un modèle économique fondé sur la rentabilité propre au numérique. Une telle implication des journalistes peut s’incarner dans la création d’un pôle pluridisciplinaire composé de journalistes, de marketeurs, de designers et d’usagers, ou par une invention en cheminant, au quotidien, lorsqu’il n’existe pas de business plan. Dans tous les cas, cela implique de passer par des tâtonnements, des tests et donc, une temporalité longue reposant sur une diversité de modèles économiques, suivant les titres.

La seconde partie de la table-ronde a pour thème « entre stratégie économique et positionnement éditorial : les Community Manager dans les entreprises médiatiques françaises et belges ». Celle-ci rend compte de la diversité des façons qu’ont les rédactions de se réapproprier une nouvelle fonction professionnelle : celle de community manager. Cette diversité se joue à de nombreux niveaux. Le type de service de rattachement, le lien établi ou non avec d’autres services ou d’autres professionnels, la manière de qualifier la fonction elle-même (ex : social media editor au Monde), les usages des réseaux dits sociaux (allant de la veille à la réponse à des messages dits privés, en passant par la modération pouvant elle-même varier s’il s’agit de sujets « sensibles », etc.) et les stratégies qui leur sont liées, la régulation des pratiques (par exemple, à travers des Chartes) sont autant de critères de cette diversité. Si les réseaux dits sociaux que sont Facebook et Twitter permettent aux journalistes d’assurer un autre mode de présence à leurs lecteurs, l’usage d’autres dispositifs tels Snapchat, Vine, Pinterest, Instagram pose encore question aujourd’hui aux rédactions. Enfin, l’utilisation de ces outils pose de nouvelles questions liées en particulier à ce qu’on appelle le tracking, comme ensemble de pratiques visant à récupérer des données sur les lecteurs, qui amènent les journalistes et les rédactions à faire des choix à la fois éditoriaux et éthiques.

 

Axe n°3 : « Les réseaux socionumériques comme outil de réseautage »

Cet axe, animé par Christophe Gimbert (Science Po Rennes), vise à appréhender les réseaux dits sociaux comme lieux et outils de création ou de renforcement des identités collectives. Pour commencer, Florian Tixier (Université Libre de Bruxelles) propose de s’intéresser à ce qu’il nomme les « producteurs de l’information européenne » sur Twitter, en comparant deux événements médiatiques paneuropéens. Cette recherche, effectuée dans le cadre d’une thèse, vise notamment à saisir ce qu’il nomme le militantisme d’information, autrement dit une activité orientée vers la production et la diffusion militante d’une information. Le hashtag Twitter constitue dès lors un point d’entrée méthodologique pour accéder aux discours sur deux événements : le débat télévisé du 15 mai 2014 « Tell Europe » (#TellEurope) et la période précédent l’élection du président du Parlement Européen, soit du 23 juin au 1er juillet 2014 (#EP2014). Les tweetos retenus sont ceux ayant publié trente tweets ou plus et sont considérés dès lors comme « producteurs d’information ». Florian Tixier note que neuf utilisateurs sont producteurs d’information pour ces deux événements européens, qu’il répartit en quatre catégories (les médias spécialisés dans les affaires européennes ; les journalistes et les spécialistes des affaires européennes ; les lobbys de communication ; les think tanks politiques et les centres de recherche d’universités). Il remarque que la nature de l’événement est un critère fondamental de la diversité des acteurs produisant l’information. En effet et dans le cas de « Tell Europe » qui est un événement politique et médiatique, on retrouve une diversité d’acteurs producteurs d’information. A l’inverse, l’élection du président du Parlement Européen mobilise une communauté spécifique qui est celle des acteurs de l’économie de l’information de la « bulle européenne ». 

Dans un second temps, Nathalie Pignard-Cheynel (Université de Lorraine) intervient sur le live blogging, développé en France à partir de la fin des années 2000, comme exemple de dispositif permettant de s’interroger sur le rapport entre les journalistes et leurs sources. Elle définit le live blogging comme la couverture en direct d’un événement d’actualité, souvent imprévu, à l’aide d’un article dit embeded, réactualisé en permanence et composé d’une superposition de messages présentés antéchronologiquement. En ce sens, le live blogging constitue un terrain privilégié pour observer et analyser le recours aux réseaux socionumériques dans la pratique journalistique et le renouvellement du rapport aux sources et aux publics. Nathalie Pignard-Cheynel présente une étude collective sur lemonde.fr, reposant sur une analyse de contenu, un recueil de données, des entretiens et de l’observation du live lors du discours de politique générale de Manuel Valls de septembre 2014. Elle observe que les réseaux socionumériques sont au cœur de la modalité live, incitant les journalistes à aller chercher de l’information sur ces réseaux. Les réseaux socionumériques font également le lien entre les journalistes « liveurs » et leur terrain (émergence du rôle de curateur, le live devient un réceptacle de tweets, création de liens avec les sources en temps réel lors de breaking news, veille collaborative). Ceci implique une forte technicisation du travail et demande des agilités techniques de la part des journalistes : souvent, ces derniers travaillent avec plusieurs écrans et plusieurs fenêtres. Enfin, la chercheuse note que le public est régulièrement envisagé comme une source potentielle d’information. Ce phénomène est d’autant plus intéressant qu’il est rendu visible par le dispositif. La participation des lecteurs est ainsi intégrée aux flux, tout en faisant l’objet d’un filtrage en amont qui consiste, pour le journaliste, à réduire la part de commentaires et valoriser l’apport d’information de la part de l’internaute.

 

Axe n°4 : « Les dispositifs d’interaction numérique comme nouveau lieu de discussion sur le journalisme et l’éthique ? »

Ce dernier axe, animé par Philippe Gestin (CRAPE, Université Rennes I), est divisé en trois interventions. Pour la première, les chercheurs de l’université Rennes I Christophe Gimbert, Philippe Gestin, Sandy Montañola, Denis Ruellan et Olivier Trédan, présentent une recherche menée dans le cadre du programme « Ethique et TIC » du GIS M@rsouin. Partant du constat du développement des réseaux dits sociaux au sein des entreprises de presse, les chercheurs se sont demandés dans quelle mesure ces dispositifs peuvent être au cœur d’un débat éthique avec les publics. Ils ont ainsi analysé la façon dont la responsabilité et les interrogations déontologiques se gèrent au quotidien dans ces espaces. Cette recherche repose sur une analyse des comptes des réseaux dits sociaux des médias participant à l’étude, ainsi que d’une vingtaine d’entretiens avec des journalistes, des community managers et des responsables de pôle numérique. Bien qu’étant considérés comme indispensables par les dirigeants, les réseaux dits sociaux ne sont parfois pas pris en charge spécifiquement par des community managers ou ne le sont pas à temps plein. Il existe par ailleurs un spectre très large dans la qualification du poste, avec une affirmation parfois très forte de l’identité journalistique. Généralement, les community managers dépendent du service de la rédaction et sont journalistes ; les rédactions affirment ainsi leur présence quant à la gestion de ces réseaux dits sociaux. De part sa position, le community manager se situe au carrefour de plusieurs services, dont le service marketing avec lequel il fait le lien. Les tensions entre marketing et rédaction semblent ainsi s’apaiser et l’apparition de termes comme « marketing éditorial » ou « s’automarketer » témoignent de cette rencontre entre deux mondes. Les fonctions des réseaux dits sociaux en journalisme ne semblent pas différer de celles des autres dispositifs mobilisés en journalisme. En revanche, il est intéressant de constater une disparité dans la manière de gérer ces fonctions : veille, correction/animation (le journal est incarné par les personnes qui le représentent et il est engagé), valorisation/se montrer (repositionner le journal comme participant à un débat sur l’information et dans sa mission de service public). Aussi peut-on se demander si ces réseaux dits sociaux constituent une extension de la surface du journal. Instaurer le dialogue avec le public fait-il partie de l’avenir du journalisme ? Les chercheurs relèvent également l’instabilité de la fonction de community manager, qui pose la question de la tension entre usure de la fonction et temps nécessaire pour se la réapproprier. D’autre part, la technique du filtrage apparaît comme une manière d’affirmer un dispositif de médiation. Lorsque ce dernier est perçu positivement par les journalistes, il est associé à la réflexivité propre au journalisme qui contribue certainement à se réapproprier ce nouveau cadre de pratiques professionnelles. Les chercheurs notent enfin que les lieux où se disent le « bien faire » et le « mal faire » l’information, sont nombreux et dispersés et la régulation des échanges constitue une activité partagée. En effet, les réactions des internautes et les réponses apportées peuvent partir d’endroits divers : les réseaux dits sociaux constitueraient ainsi une « tour de contrôle collective » de cette fonction de médiation. Il s’agit là d’un phénomène nouveau car autrefois, une personne, souvent associée au médiateur, était en relation particulière avec le public. Or, les community managers se retrouvent dans une position de médiateurs puisqu’ils sont en permanence dans le repérage, la réception des réactions et répondent aux internautes. La pression est forte et une bonne partie de la réaction consiste d’ailleurs à ne pas réagir. L’idée des chercheurs est donc de postuler le fait que les community managers sont les médiateurs du XXIe siècle et les réseaux dits sociaux seraient comparables à la rue du XIXe siècle. En effet, la fonction de community manager repose une question très ancienne, qui a toujours été celle de la presse : un média est un bien marchand et public qui fonctionne sur le mode du double marché, carrefour où se situerait la fonction de community manager.

David Domingo (Université libre de Bruxelles) propose une intervention intitulée « Gérer ou animer ? Les conversations des publics autour des médias ». Il présente ainsi une étude collective sur la place de la participation des publics dans les médias informatisés et en particulier au sein des sites internet des entreprises médiatiques. David Domingo propose tout d’abord une mise en perspective historique de cette manière d’envisager et de gérer la participation des publics, afin de mieux en comprendre les changements et les continuités. En 2008, la participation des publics était considérée comme incontournable par les entreprises médiatiques. La motivation principale dans la création de ces espaces de participation était d’abord économique puis journalistique (rencontrer de nouveaux publics). On notait alors une diversité d’attitudes chez les journalistes à l’égard de cette manière d’envisager la participation des publics, pouvant être défensive, dialogique, voire ambivalente. On pouvait également noter une diversité dans les manières de gérer cette participation des publics liée à une tradition médiatique concernant la presse d’élite (séparation radicale, modération minimale) et la presse populaire (intégration dans le processus de production d’information). Le principal défi était alors de gérer la participation et d’éviter qu’elle ne déborde la salle de rédaction. Aujourd’hui, on constate qu’une minorité du public peut être considérée comme participative : ceci renforce l’idée selon laquelle le journalisme citoyen est un mythe et le rôle du public n’est pas de produire de l’information. Les médias ont réussi à définir des règles claires cadrant cette participation et permettant de s’assurer de la responsabilité du commentaire à l’utilisateur. Les grands changements de ces dernières années concernent l’apparition, le développement et la consolidation des réseaux dits sociaux qui font que la conversation a lieu aussi en-dehors des sites web des médias. Les entreprises médiatiques sont ainsi amenées à prendre des décisions stratégiques quant à la préservation des espaces de participation au sein des sites web et la présence sur les réseaux dits sociaux. David Domingo souligne que le défi de la gestion de la participation est une question de ressources. Il n’existe pas une seule stratégie de modération et les community managers ne sont pas toujours impliqués et impliqués pleinement dans la gestion des commentaires. De telles transformations convoquent ainsi de nouvelles stratégies (promouvoir la fin de l’anonymat dans la participation du public, de la modération à la curation et à l’animation). Elles impliquent également la mise en place de bonnes pratiques visant à impliquer à la fois le public et les journalistes.

Valérie Jeanne-Perrier (CELSA, Paris Sorbonne) présente de son côté le volume n°4 de la revue Sur le Journalisme, consacré aux réseaux socionumériques. Coordonné à trois chercheurs, Valérie Jeanne-Perrier, Nikos Smyrnaios et Javier DÌaz Noci, ce numéro vise à mieux appréhender la question des sociabilités des journalistes. Ainsi, les réseaux socionumériques se retrouvent au cœur du numéro, en tant qu’ils reposent sur des logiques de sociabilités qui convoquent des usages, des acteurs et des discours divers. Une des originalités de ce dossier est de questionner la notion de sociabilité des journalistes en interrogeant des « petits cas » étudiés par les contributeurs. Les nombreuses approches mobilisées dans ce dossier font varier les contextes politiques, les aires géographiques et les modalités de recherche pour montrer que, finalement, la sociabilité n’est pas un en-soi, elle est quelque chose qui s’observe. Ce dossier constitue une démonstration de l’institutionnalisation des usages des réseaux socionumériques, portée aujourd’hui par une « réquisition de sociabilités » encouragée par les organisations médiatiques. Dans leur article, Josiane Jouët et Rémy Rieffel proposent une définition d’ordre sociologique de la sociabilité comme s’inscrivant dans une longue histoire, dans et hors des groupes de journalistes. Ce numéro se situe donc à la croisée des questions de sociabilités et de socialisation au métier, par l’appropriation partagée et discutée de ces palettes d’outils visant à faire lien (entre professionnels, avec les publics, avec les sources, avec le cercle privé). Le nombre important de contributions faisant apparaître le dispositif Twitter montrent que ce dernier semble cristalliser et symboliser ces sociabilités autant pour les chercheurs que pour les journalistes. Valérie Jeanne-Perrier insiste par ailleurs sur la diversité des contributions portant tant sur une typologie, que sur une spécification (les journalistes politiques au Québec), un cadre sociopolitique (défendre un métier en Turquie), une dimension cachée (le travail affectif des journalistes), un cadre événementiel (les manifestations des mouvements dits a-politiques) et une normalisation d’une palette d’outils. Ce dossier souligne également l’importance des discours d’escorte et de la circulation des possibles des pratiques. Il montre enfin que la logique d’exposition portée par les réseaux socionumériques pose de multiples questions, dont celle des journalistes comme premiers communicants de la stratégie économique de leurs médias. Les sociabilités pourraient-elles être des commodités sur le marché des identités médiatiques ?

 

Table-ronde n°2 : « Les réseaux sociaux dans la formation en journalisme »

La dernière table-ronde est consacrée aux réseaux sociaux dans la formation en journalisme. Elle est animée par Florence Le Cam (Université libre de Bruxelles) et réunit les journalistes invités (voir ci-dessus). Florence Le Cam insiste sur le fait que le thème de la formation renvoie à une double question. Tout d’abord, comment apprend-on à des étudiants en journalisme à avoir un rapport à leurs publics ? Ensuite, comment apprend-on à des étudiants à participer à la construction d’une marque ? Tandis que les journalistes évoquent le fait qu’ils ont tendance à penser que l’usage des réseaux dits sociaux est inné chez les jeunes journalistes, les étudiants insistent sur le besoin qu’ils ont à penser la relation avec les publics dans le cadre des formations en journalisme, aspect qui leur semble parfois occulté par la formation à la maîtrise technique de l’outil. Les journalistes leur répondent qu’on ne peut jamais être totalement préparé à la confrontation avec un public, mais qu’il s’agit d’un « traumatisme nécessaire ». Toutefois, les formations peuvent apprendre aux étudiants ce qu’est un public et les enseignants doivent, selon eux, mettre en œuvre les conditions nécessaires à l’éveil de la curiosité et de la vigilance chez les étudiants. L’apprentissage des réseaux dits sociaux est un apprentissage par l’expérience et qui demande à être permanent, du fait de l’évolution des dispositifs. Cet apprentissage est double puisqu’il convoque des pratiques d’écriture sur les réseaux dits sociaux propre au journalisme et des pratiques d’écriture qui sont spécifiques à un titre. Ce dernier élément traduit de manière plus générale le travail opéré par les journalistes qui est celui de l’ « incorporation » de la marque médiatique. Toutefois, les réseaux dits sociaux sont aussi une occasion de « personnaliser la marque » et de « trouver sa plume », tout en respectant la ligne éditoriale du média. Il est enfin souligné la confusion souvent opérée entre publicisation de la vie privée et personnalisation d’un média : le journaliste peut avoir un style à lui, sans pour autant rentrer dans le cadre de pratiques de mise en scène de la vie privée.

 

Ateliers de réflexion

Trois ateliers de réflexion viennent clôturer ces Rencontres sur le journalisme et les dispositifs numériques. Ils réunissent étudiants en journalisme de l’IUT de Lannion et journalistes invités. Le premier atelier vise à comprendre quels sont les liens entre les journalistes et le public via les réseaux dits sociaux. Les journalistes invités évoquent le fait que les réseaux socionumériques doivent certes permettre de consolider un lectorat, mais ils doivent surtout donner la possibilité à un média de conquérir de nouveaux publics. La présence sur les réseaux socionumériques constitue une question journalistique avant d’être une question de réseau, où produire un contenu de qualité doit selon eux demeurer la priorité. Il est également souligné que bien que les community managers ne puissent pas lire tous les échanges, les réseaux socionumériques créent un sentiment de proximité entre le journaliste et son lectorat d’autant plus fort qu’il existe des réactions « en temps réel », contrairement au courrier des lecteurs qui fonctionne sur une autre temporalité. Ils ajoutent que les réseaux socionumériques convoquent des stratégies d’échanges avec les publics. Ainsi, supprimer une publication constitue un aveu d’échec. Faire silence ou répondre avec humour lorsque l’internaute est agressif permet de ne pas donner d’importance à certains propos. Les journalistes de presse régionale soulignent l’importance d’envisager les lecteurs comme de potentielles sources d’information pouvant leur envoyer des illustrations et des informations, à recouper et vérifier. La question de la concurrence avec les internautes ne se pose donc pas et internet serait une « extension de la réalité », un outil supplémentaire des pratiques journalistiques.

Le second atelier, « Apprendre les réseaux sociaux dans les formations en journalisme : quels outils pour quels savoir-faire ? », vise notamment à interroger la dépendance des médias et des journalistes à l’égard des réseaux socionumériques et plus largement, des entreprises externes. Les journalistes évoquent un risque important de dépendance à l’égard de ces outils et des entreprises qui les détiennent, nécessitant un renforcement de la vigilance de la part des acteurs du journalisme. Le système de vidéo en autoplay de Facebook constitue ainsi un exemple d’évolution des outils pouvant renforcer ces dépendances. Selon les journalistes invités, un autre danger est lié à l’orientation des contenus et à l’écriture même des articles en fonction de l’outil mobilisé pour les rendre accessibles. En effet, il est évoqué que la recherche du buzz ou des clics se fait bien souvent au détriment de la qualité et de la valeur journalistique des articles. Il faut donc penser les réseaux socionumériques comme des relais, pour ne pas orienter un article en fonction de ce qui peut marcher ou non sur le réseau en lui-même. Une mission importante du journalisme doit donc être de montrer que ce n’est pas le réseau socionumérique qui donne l’information mais bien le titre de presse. Il ne faut donc pas, selon toujours selon les intervenants, se mettre en position de sous-traitants d’entreprises externes comme Facebook, tout en sachant qu’un titre n’est pas fait pour être un réseau dit social. L’exemple est ainsi donné de Mon Figaro, réseau dit social du Figaro dont l’échec a été dissuasif pour les organisations de presse. Par ailleurs, les journalistes considèrent que si Facebook décide de devenir un jour un « média d’information », cela ne fera qu’un concurrent de plus sur le marché de l’information. Enfin, on peut se demander si des entreprises externes comme Google ne finiront pas par devenir les tenants et aboutissants du journalisme. En effet et en fournissant les outils nécessaires au travail journalistique, ces entreprises peuvent créer une forme de dépendance des journalistes qui les mobilisent dès leur formation. Ainsi, connaître et mobiliser des outils open source, savoir coder peut être une solution pour ne pas passer par certains outils.

Le dernier atelier, « Comment articuler usage personnel et usage professionnel ? » rappelle l’importance pour les journalistes de ne pas confondre usages public et privé et usages personnel et professionnel des outils. Les réseaux socionumériques constituent une opportunité pour « faire son ton », « trouver sa plume ». Le journaliste invité de Ouest France, Erwan Alix, ajoute à cela qu’un équilibre des usages pourrait résider dans le fait d’« être sur Twitter comme dans un bar, un bon camarade mais digne ». L’essentiel serait de ne pas nuire au titre y compris sur un compte personnel, ce qui peut être prescrit dans les Chartes (ex : Le Télégramme). Il est souligné que la Charte peut également constituer un cadre de sécurisation de journalistes inquiets dans leur propre appropriation des outils, plus qu’un cadre contraignant. Néanmoins, transgresser volontairement des règles éditoriales peut être une stratégie visant, pour un journaliste, à acquérir de la notoriété. Ce dernier atelier met également en exergue la diversité des approches des outils par les journalistes : certains publient leur opinion voire leurs désaccords avec leur titre, d’autres racontent des histoires. Un usage du réseau socionumérique pourrait donc être aussi celui de partager les difficultés et les joies qu’on peut avoir en tant que journaliste : « on utilise Twitter pour s’assumer en tant qu’humain, avec nos faiblesses et nos qualités », évoque ainsi le chef des informations de France TV Info. Chacun s’accorde toutefois pour dire qu’il est important de travailler dans un média où le journaliste s’épanouit, ce qui permet d’articuler usage des outils avec la ligne éditoriale et les valeurs portées par un titre. La présence sur les réseaux socionumériques est en tout cas pleinement considérée, dans les entreprises médiatiques, comme faisant partie de l’activité professionnelle des journalistes ; elle semble donc ancrée dans les pratiques et les représentations. La préoccupation du journaliste demeure celle de produire un article à un moment défini et les réseaux dits sociaux constituent un « terrain » comme un autre pour y arriver.

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