LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498

Captcha, Le code ne remplace pas le signe

Turing et l'écrit d'écran

Nous faisons de plus en plus souvent l'expérience d'être confrontés à une fenêtre de saisie intitulée «captcha» et qui impose de remplir une case d'une suite de chiffres ou de lettres (de caractères «alphanumériques») après les avoir reconnus sur un fragment d'écran bizarre représentant exactement les mêmes signes dansant une sorte de gigue dans des formes baroques : ce qui pour un être humain paraît une opération particulièrement stérile, dont il a l'impression qu'elle consiste à le transformer en machine. De fait, il s'agit d'une épreuve de conversion d'une information 2 (information socialement interprétable) en une information 1 (information convertible en traitement automatique à fondement mathématique, l'exécution d'un  programme) (Y a-t-il (vraiment) des technologies de l'information ?, Septentrion). En réalité, le processus est plus complexe et la prolifération de ce type de test sur diverses plates-formes est très révélatrice de ce qui se passe aujourd'hui sur l'internet. Il est vrai que le « code » ne cesse de gagner du terrain ; mais, contrairement à certaines déclarations péremptoires qui rencontrent un certain succès, le code ne remplace pas le signe ni la trace, l'écriture.

Ce dispositif fait partie d'une gamme de tests de Turing transformés en petits produits industriels. Turing est un mathématicien connu à la fois pour ses apports aux concepts les plus fondamentaux de l'informatique (computer science) et pour son effort d'interprétation philosophique des capacités de la machine. Le premier type de résultats, bien résumé par la «machine de Turing», qui consiste à ramener un algorithme très complexe à une opération analytique de base matérialisée dans une machine élémentaire a eu un rôle technique déterminant dans la conceptualisation du geste de programmation par les informaticiens chercheurs, le passage d’une pratique du programme à sa théorie ; le second, le «test de Turing», qui pour simplifier définit la capacité de la machine à participer à une interaction humaine, est surtout célèbre par sa trivialité: il a été utilisé par les prophètes pour annoncer une intelligence artificielle généralisée et subit les foudres des philosophes contestant la proposition que l'ordinateur peut penser (John Searle par exemple).

En fait, Turing a, comme philosophe, une position à la fois très ambitieuse et beaucoup plus ambiguë qu’on ne le dit. C’est un mathématicien pratiquant une éthique et une philosophie pragmatiques, consistant à mettre un haut niveau théorique au service de problèmes concrets pour les résoudre réellement avec un raisonnement scientifique, ce qu’on appelle les mathématiques appliquées. En tant que chercheur il refuse de limiter a priori les capacités de la machine tant qu’on n’a pas pu les  falsifier (les épistémologues montreront sans ambiguïté que la piste est stérile, parce que ce jugement n'est pas mathématique mais métaphysique et ne peut donc faire l'objet d'une preuve) ; comme esprit brillant et virtuose des méthodes logiques, il a su limiter le problème à un cadre maîtrisable. L'ambiguïté se marque dans l'écart entre le titre de l'article, publié en 1950 («Computing machine and intelligence», littéralement «Machine à calculer et intelligence») et son développement, où, dès les premières lignes, il indique que la question «la machine à calculer peut-elle penser ?» est indécidable, et remplace cette question par une autre qui peut être testée matériellement (et sur laquelle en toute rigueur porte donc la théorie) : «peut-on imaginer des machines à calculer numériques qui soient capables de gagner le jeu de l'imitation ?». Le jeu de l'imitation consiste à enfermer des gens dans deux pièces et à voir si les uns peuvent leurrer les autres, par exemple se faire passer pour une femme quand ils sont des hommes. D'ailleurs l’expression «test de Turing» est une formule triviale introduite par les commentateurs, Turing parle de «jeu de l'imitation». On est dans l'univers que Dominique Cotte appelle «la métis à l'écran», celui du leurre fabriqué pour faire passer un objet purement logistique (information 1) pour une expression humaine et sociale (information 2). Référence : Cotte, Dominique. 2004. « Leurres, ruses et désorientation dans les écrits de réseaux : la métis à l’écran », Communication & langages, n° 139, 63-74.

Le captcha le plus courant est donc une machine de Turing (une tâche complexe traduite en la saisie de caractères sur un ruban, ici représenté par une ligne dans une fenêtre) utilisée comme test de Turing. En effet, un test de Turing consiste à déterminer les opérations qu'un ordinateur est capable de faire, non en décidant cela par la nature intrinsèque du raisonnement, mais en observant le fait que la machine puisse ou non être prise par un humain pour un humain. Décrit plus rigoureusement à partir des Sic, c'est une définition communicationnelle des performances de la machine, qui impose un test de nature sémiotique (interprétation de signes) pour classer en deux catégories les opérations logistiques (traitement automatique d'éléments de code).

Ce test a beaucoup été commenté comme une théorie réductionniste de l'intelligence, ce qui est vrai si l'on suit le fil des interprétations les plus idéologiques de l'intelligence artificielle. Mais il faut se méfier des interprétations des mathématiciens, comme le montre notre ancien étudiant de master recherche, Ronan Leroux, dans l'édition qu'il a donnée de Cybernétique et société de Wiener (Points sciences). Ces auteurs sont tout sauf naïfs. Ils sont extrêmement conscients de ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas prouver. C’est pourquoi comprendre leur raisonnement dans leur science (les mathématiques appliquées au calcul) est beaucoup plus fécond que les sur-interpréter ou les stigmatiser. C’était le sujet du mémoire de master recherche de Ronan.

Le test de Turing privilégie l'articulation entre code et signe : il impose la reconnaissance d'un signe humain comme critère d’évaluation du produit d'une machine – en d’autres termes il soumet une procédure logistique à une épreuve sémiotique, ce qui montre que ces auteurs avaient compris que l’ordinateur n’est pas seulement une technologie, fût-elle nouvelle, mais un média. Dans cette mesure, il peut servir bien entendu à distinguer les opérations plus ou moins «intelligentes» si on entend par là (ce qui est la définition des informaticiens, évidemment non acceptable pour un psychologue ou un anthropologue, même goffmanien) plus ou moins capables d'établir une communication vécue comme humaine par un interprète. C'est un bon moyen d'identifier les multiples techniques de transmutation sémiotique participant à la réquisition : par exemple un message automatiquement produit présenté comme une lettre personnelle. Mais inversement, comme c'est un test élaboré dans le cadre d'une conception  de la science marquée par le principe de falsification, c'est aussi un moyen d'imaginer un outil simple qui permet de différencier l'ordinateur de l'humain en lui faisant exécuter une opération qu'il ne «sait» pas faire, c'est-à-dire sur laquelle sa performance ne peut passer pour humaine pour un  humain. 

C’est là que le captcha nous intéresse. Quel test met-il en place pour savoir si un site est visité par un homme ou par une machine (réalisant ainsi un test de Turing disqualifiant pour une machine) ? Il demande de lire, de déchiffrer un écrit, tout simplement. Une image écrite (Anne-Marie Christin, L’image écrite ou la déraison graphique, Flammarion) incarnée dans un écrit d'écran (Emmanuël Souchier, « L’écrit d’écran : pratiques d’écriture et informatique », Communication & langages, n° 107, p. 105-119). Il vous propose un objet conçu pour exploiter la sémiotique spécifique de l'écriture : jeu sur le cadre, typographie, traitement de la lettre comme une image. L'ordinateur peut traiter des chaînes de caractères mais il ne peut lire un écrit, parce que ce dernier appartient à l'histoire sociale et repose sur une activité différente du simple décodage. Il faut une pensée particulière, celle du lecteur qui est, comme l'a montré Christin, la «déraison graphique», c’est-à-dire une activité pleinement interprétative, non reproductible en algorithme. Captcha, ce test de Turing minimal de sémiotique de l’écrit élémentaire incarné en une petite machine, permet de déterminer à coup sûr si l'entité connectée à distance est une machine, par exemple un robot ou un  générateur de messages ou si c'est un  humain. C’est une arme dans le contre-espionnage des leurres. En effet, la transmutation sémiotique, qui est un moyen puissant d'économie scripturaire pour leurrer les usagers du réseau, est évidemment utilisée par les pirates et les hackers, c'est la moindre des choses. Aussi les industriels, notamment ceux qui «sécurisent» les transactions comptables, veulent-ils la neutraliser : c'est le rôle des captchas. Après vous avoir fait penser qu’un ami vous a recommandé un livre parce qu’une machine a fait des statistiques de données, ils veulent être sûrs que vous n’êtes pas une machine au moment de payer. Arme secrète : l’écriture contre le code.

On est donc bien loin de la substitution du code à l'écriture et d'un monde entièrement voué au calcul et «numérisé», transformé en «données». C'est bien parce que le test repose sur un jeu de l'imitation opposant la sémiotique de l'écriture (le chiffre) à la puissance du calcul (le nombre) que les informaticiens en tirent une information (2) essentielle.

Pour un approfondissement sur les principales notions (non réductibilité du signe à la trace, critique de la notion de numérique, transmutation sémiotique et leurre), cf. Yves Jeanneret, «L'architexte comme objet mutant» et «Pièges, avatars et chimères» dans  Critique de la trivialité : les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Éditions non standard, p. 405-508).

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