Les manifestations du centenaire de la Grande Guerre ont fait bien peu de place au rôle joué par Romain Rolland, si l’on excepte la belle exposition « Été 14, derniers jours de l’ancien monde » de la BNF. Pourtant le geste public de cet écrivain, qui lui vaudra d’être nommé « conscience de l’Europe » par Stefan Zweig, est une pièce maîtresse de ces changements stupéfiants qui ont marqué l’entrée en guerre.
Ce titre, « Au-dessus de la mêlée », désigne trois objets médiatiques différents, fruits d’un travail conjuguant l’usage public de la raison (graphique) et l’énonciation éditoriale. D’abord, un article, rédigé le 15 septembre 1914 et publié le 22 septembre dans le Journal de Genève, qui appelle à sauvegarder le souci de l’humanité ; ensuite une brochure clandestine, élaborée par le publiciste et militant Amédée Dunois et interdite par la censure ; enfin un recueil réalisé en 1915 par l’éditeur français de Rolland, Albin Michel, et rassemblant une quinzaine d’articles politiques publiés sur divers supports par Romain Rolland journaliste.
Romain Rolland a corrigé, sur épreuves, le titre qu’il avait inscrit sur son manuscrit du 15 septembre, « Au-dessus de la haine », donnant une portée dramatique plus forte à son geste mais engageant par là même une métaphore qui n’allait pas manquer de marquer la destinée d’un texte et d’une formule voués à une trivialité puissante. Ne faisons pas d’anachronisme, la métaphore est contenue dans le motif du surplomb (au-dessus) et non dans le terme de « mêlée ». En ces années, malheureusement, la mêlée n’est pas une figure de style, elle ne doit rien au rugby ; c’est un terme technique terriblement précis de l’art militaire, qui désigne le moment où les armées, après s’être rencontrées, passent au corps-à-corps. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les dictionnaires du temps, mais aussi de feuilleter La débâcle de Zola, très précis sur ce moment d’horreur. La mêlée, ce sont des hommes qui s’empoignent et se trouvent contraints, soit de mourir, soit de tuer un frère humain. Pour comprendre le titre de Romain Rolland, nous autres qui n’avons pas l’idée de ces scènes, nous pouvons penser à la baïonnette au canon, métonymie instrumentale de la mêlée, ou nous remémorer la scène d’ouverture de Capitaine Conan, le film que Bertrand Tavernier a tiré du roman de Roger Vercel, Goncourt 1934.
Romain Rolland représente en 1914 un poids symbolique considérable, après la publication de son roman Jean-Christophe suivi dans toute l’Europe par un lectorat fervent, mais il n’a pas le tempérament d’un tribun. Son journal (publié en 1953 sous le titre Journal des années de guerre et alors salué avec enthousiasme par le jeune Edgar Morin) témoigne simplement du poids de l’enseignement philosophique. Je rappelle l’impératif catégorique kantien, dont le principe est de juger ses propres actes en se demandant ce qui advient si tout le monde agit pareillement. Rolland écrit que Jaurès est mort et que le silence règne. Il se résout, à contre-cœur, à parler (comme d’habitude il pense son écriture comme une parole).
Le titre vaudra à l’auteur un déluge d’accusation car, par sa forme métaphorique, il peut évoquer quelque chose comme une tour d’ivoire. Il sera donc présenté comme l’incarnation même de l’intellectuel qui donne des leçons, se dérobe à ses devoirs, tient une « balance égale » entre l’agresseur et l’agressé. Certaines de ces attaques ne sont pas forcément infondées, celles qui concernent ce qu’on appelle aujourd’hui la « posture de surplomb ». Rolland attribue en effet aux clercs un rôle particulier, une responsabilité politique et morale, qu’on peut prendre pour un signe de supériorité et il voit dans l'Europe, qui n'est pas pour lui un marché mais un principe politique et moral, une sorte de garante de l'humain. En revanche, bien entendu, d’autres accusations sont calomniatrices. Je n’ai pas loisir de développer cela ici, ce sera au centre de la journée d’étude consacrée à Au-dessus de la mêlée le 17 octobre 2014 en Sorbonne.
Je m’intéresse plutôt ici à la dimension communicationnelle de cette querelle médiatique et intellectuelle. La métaphore de la verticalité ne signifie pas pour Rolland un éthos de supériorité, mais plutôt le sentiment de devoir, en tant qu’individu, plier sa propre destinée (d’artiste) à un impératif qui le domine. Lequel ? D’abord, éviter que le combat, rendu nécessaire par la guerre (que Rolland n’entend pas empêcher) se double de la haine ; ensuite, penser à l’avenir et faire en sorte que l’Europe puisse se remettre de l’épreuve et reprendre ce qui, pour lui, est sa mission historique, poursuivre l’œuvre des Lumières, de la révolution, de l’internationalisme. L’héritage de Rousseau, Goethe, Beethoven.
Mais cette pensée subtile, qui le conduira dans les années trente à refuser la médaille Goethe tout en rendant hommage à l’Allemagne de Schopenhauer, Kant et Marx tout en dénonçant un «crime contre l'humanité», n’est pas ce qui constitue le principe actif d’une destinée triviale qui va peu à peu faire de la formule « Au-dessus de la mêlée » un être culturel fort étrange.
Albin Michel vient de rééditer Au-dessus de la mêlée, et lorsqu’on lit ses textes on est frappé par la dimension littéraire de cette écriture politique, mais aussi par la complexité et les tensions qui traversent les textes. Pourtant, si l’article devient dans l’entre-deux-guerres un emblème par excellence de l’engagement intellectuel – doublant en quelque sorte le père de Christophe de l’auteur d’Au-dessus de la mêlée – ce n’est pas en vertu du contenu textuel de ce manifeste, mais de la conjonction d’une figure, d’un titre et d’un geste. La métaphorisation de l’écrit comme parole se traduit paradoxalement par la reprise constante du titre sans référence au texte. Un processus que Pierre Abraham, jeune écrivain alors au front, résume de manière extrêmement frappante, lorsqu’il écrit, un demi-siècle plus tard, « Au-dessus de la mêlée. La parole que nous attendions. Le livre précieux qui va nous suivre comme le recours dernier de l’angoisse. Oh, qu’on ne s’y trompe pas : sous la couverture qui porte ce titre, Romain Rolland pouvait aussi bien brocher deux cents pages blanches. Nous n’en aurions pas été moins à l’aise pour y graver notre testament » (Europe, n° 439, déc 1965, p. 6).
Dès lors, la circulation de ce titre-formule ne cessera d’échapper à son auteur comme au mouvement historique qui l’a porté, cette forme d’humanisme révolutionnaire marqué par l’usage public de la raison. Ceci, en trois étapes. D’abord, la querelle qui se déroule en France souligne et radicalise la métaphore, dont elle stigmatise la portée « défaitiste », avec des titres comme « Au-dessous de la mêlée » ; ensuite, la remise en cause de l’idée même de responsabilité intellectuelle fondera un rejet de l’idée de magistère social, figure du surplomb abhorré, faisant de ce titre un symbole de la prétention humaniste ; enfin, peu à peu, la dissociation du titre et de son contexte politique et littéraire autorisera la formule à naviguer librement, comme tout objet écrit. La réécriture est intense, redonnant une sorte de vivacité particulière et étrange à une figure qui semblait dormir jusque là comme une catachrèse engourdie. Elle amène peu à peu la formule, incarnation d’un impérieux principe de responsabilité de l’intellectuel, à exprimer le désengagement, l’indifférence, la neutralité, le consensus. Et bien entendu, avant tout, l’élitisme, en écho à une très célèbre figure métaphorique, la « tour d’ivoire ».
C’est ainsi que la première page de Google nous propose aujourd'hui la définition suivante, fournie par le dictionnaire en ligne Réverso : « Être au-dessus de la mêlée : être au-dessus du vent ( ?), être élitiste, prendre de la distance » et que quelques réponses plus bas, on apprend que Platini veut être au-dessus de la mêlée (ce qui est intéressant pour un footballeur) et que Orange veut aussi se placer au-dessus de la mêlée en se déclarant opérateur de confiance. Ce qui ne nous éclaire que moyennement.
Comprendre comment on en arrive là est une autre histoire, dont je vous entretiendrai lorsque la communication que je dois faire en octobre aura pris forme grâce à quelques lectures estivales.
Yves Jeanneret