« Entre la gueule et le cucul », de quoi le Selfie est-il la performance ?
Les très récentes confessions hasardeuses d’une ancienne favorite qui révèle dans son dernier ouvrage qu’»Au cours de la cérémonie des obsèques de Mandela, l'image du président Obama faisant un selfie avec la Première ministre danoise blonde a fait le tour du monde. J'observe la mine sombre de Michelle, à côté, et elle me plaît encore davantage. Je me réjouis de ne pas être la seule jalouse.» Cette dernière actualité confirme que le selfie est devenu le péan triomphal d’un « merci pour ce moment » où le moi est constamment menacé par le regard déformant des autres, prompts à calomnier (le fameux risque lié à la e-réputation), à infantiliser (par un divertissement généralisé), à révéler ce qui doit être tu.
Aujourd’hui tout semble rendu visible, lisible, possible puisque même les selfies intimes peuvent être volés à l’instar de ces stars hollywoodiennes (Jennifer Lawrence, Rihanna ou encore Kim Kardashian) qui apparaissent soudainement nues sur les réseaux sociaux dans des positions lascives. En fait, ces selfies étaient des clichés privés enregistrés sur leurs mobiles. Ainsi, alimenté par la centrifugeuse du numérique ce phénomène crève les yeux comme dirait Edgar Poe dans la Lettre volée, tout en demeurant largement peu objectivé car il agit sur le pathos, le subjectif, l’émotion, le tapage. Objet vernaculaire par excellence, le selfie produit du monstre, du corps morcelé, du corps surpuissant et circulant. Les corps vivants, dit Foucault, sont « plaisir, discontinuité, fête, repos, besoin, hasard, violence » et c’est précisément cette « énergie explosive» des corps que le selfie cherche à reproduire pour ordonner un corps médiatiquement utile.
« Qu’est-ce que le selfie sinon le triomphe de la gueule et du cucul ? » déclame sur Mediapart le charismatique chercheur contemporain Christian Salmon spécialiste du storytelling numérique. Il semble qu’avec le selfie la prophétie autoréalisatrice de Baudrillard d’une société de consommation peuplée d’individus qui « se regardent dans un miroir en consommant »[1] soit galvanisée par le goût de l'invective et du potache. Le selfie « nous fait une gueule », nous « cuculise ». Cette vision gombrowiczienne se passe hors les murs comme en témoigne l’inédit scandale autour du selfie du journaliste du Monde Thomas Wieder lors de la visite officielle de François Hollande à Barack Obama.
Soit, le selfie aime à flirter avec la «scandalisation» cette zone sensible où il suffit de sortir un peu des codes pour ouvrir les portes de la fascination… et c’est là sa force médiatique. Quelle ivresse vengeresse de voir les grands de ce monde frôler – eux aussi – avec le ridicule. Mais s’il provoque un tel bourdonnement c’est aussi peut-être parce qu’il polarise deux logiques dominantes de la société de consommation actuelle : être regardé et se regarder être regardé. Le « selfie » n’est pas qu’un simple reflet dans laquelle s’abimeraient les narcisses comme dans la fable. L’affirmation de soi ne s’oppose pas à l’échange bien au contraire. Car le but c’est de partager, de provoquer le post, le commentaire, le like, le buzz. Cette logique de l’exposition a une spécificité : je te regarde entrain de me regarder. Dans la majorité des cas, l’exposition au regard présente l’attente d’un moi fier et soucieux de mériter l’amour d’autrui ou sa reconnaissance. Mais « gare au gorille », comme dirait notre mordant chanteur national Georges Brassens, au « bad buzz » qui quand il s’emballe, fait mal.
Cette religion du self-partage de soi a contaminé tous les domaines quotidiens des individus (personnelles, publiques et professionnelles) mais aussi pénétré tous les champs (marchand, politique, artistique, etc.). C’est un phénomène total et totalisant car les pratiques écraniques qui en découlent affectent profondément les différents espaces en ce sens qu’elles redéfinissent en permanence les frontières entre l’intériorité et l’extériorité (la fameuse extimité) mais aussi les lieux de la performance communicationnelle.
Que font notre président ou le pape quand ils se prêtent au jeu de la production d’images à consommer pour le grand public. Avec le selfie, le prince politique s’auto-légitime et autoproclame son autorité en devenant, enfin de compte, son médiateur d’images, ce que Nathalie Heinich appelle une valeur endogène de notoriété car auto-gendrée par les moyens techniques qui fabriquent le capital de visibilité par un mouvement circulaire ou plus exactement spiralé….
La matrice industrielle selfique est prête, dès lors, à rejoindre l’obsession communicationnelle de la performance. C’est la recherche du coup selfimédiatique : créer son actualité par un selfie brand-ant. Le selfie comme une machine promotionnelle, une nouvelle forme de « liturgie stellaire » [2] qui procède d’une technique de sérialisation massifiée et s’assume comme telle, voilà ce qui se joue le temps d’un clic.
Il relève d’un rapport stratégique à sa propre image prise dans un processus de performer à l’instar du performer artistique. « L'art performance » par essence éphémère est connu par ses traces, des photographies le plus souvent… L’art performance ou cet acte de production d’une image unique « fait suivre l’action, fait prendre des décisions sur le vif » selon le photographe performer Tatsumi Orimoto.
A l’instar de cet art, le selfie a cette saveur de l’in situ, de la captation ex nihilo. Dans la république de l’apparence, il n’y a d’expérience possible que via l’hyperstimulation écranique où l’individu devient à lui même son propre modèle, un objet à styliser, à relooker, un performer de soi. Sonder cette mobilogénie[3] du quotidien dont parle Richard Bégin, voilà le nouvel eldorado numérique. Le « magnétisme » de certaines selfies postés sur les réseaux sociaux provient du fait qu’ils actualisent ce qui aurait du être inactualisé. Cette existence de réalité, de vérité Baudrillard en parlait déjà dans La société de consommation : « Partout c’est le cinéma vérité, le reportage en direct, la photo choc, le témoignage-document qui est recherché, c’est le cœur de l’événement, le cœur de la bagarre , le in vivo, le face à face, le vertige d’une présence totale à l’événement, le grand frisson du vécu, c’est à dire encore une fois la morale, puisque la vérité de la chose vue, télévisée, magnétisée sur bande c’est précisément que je n’y étais pas. Ce qui comptait c’est donc le fait d’y être sans y être », autrement dit le fantasme. Avec le selfie ce qui compte c’est d’y y être en y étant. C’est un vertige de réalité où le vertige naît précisément de cette expérience « J’y étais en y étant ». Cette logique du redoublement n’est pas seulement tautologique elle incarne un autre fantasme: celui d’une société qui peut et doit tout montrer.
Ainsi, plongé dans le flux des réseaux sociaux, certains i-photographers revendiquent une démarche artistique dans leur pratique parfois critique dans la manière dont ils mettent en scène cet abyme de miroirs. Ce qui distingue donc le selfie social de la photo créative c’est l’envie de l’i-photographer de se réapproprier les potentialités du selfie et de les détourner afin de construire un «regard» comme a cherché à le démontrer la récente collaboration de travail entre deux enseignants chercheurs du Celsa et la présidente du Mobile Art Group of Paris (MOBAG) sur la photo mobile et les conditions d’émergence d’avant gardes esthétiques[4]. Ce sont ces jeux de regards entre art et selfie que la conférence « Nos selfies sont-ils des œuvres ? » organisée par l’association Celsa Hors les murs cherche à réinterroger.
[1] Jean Baudrillard, La société de consommation, Denoel , 1970.
[2] Edgar Morin, Les stars, Seuil, 1957.
[3] Richard Bégin, « Mobilogénie du désastre », Artpress, L’art dans le tout numérique, n°29, Mai, Juin, Juillet 2013, pp. 50-56.
[4] Pauline Escande-Gauquié, Valérie Jeanne-Perrier, « La photomobile. Les conditions d’émergence d’avant-gardes esthétiques au sein d’écosystèmes communicationnels réinventés », Interfaces numériques, vol3/1, 2013.