LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498
Posté par Pauline Escande-Gauquié, mis à jour le 03 septembre 2014
Journée d'études

Critique de la culture et musiques populaires enregistrées

Université Paris Sorbonne, Centre Malesherbes,
75017 PARIS

La journée d'études intitulée « Critique de la culture et musiques populaires enregistrées » s'est tenue dans le cadre du séminaire Dialectique de la raison du Professeur Gérard Raulet. Elle a réuni des sociologues, des théoriciens de la communication et de l'information, des critiques musicaux et des spécialistes de la Théorie Critique, français et allemands. L’ambition a été d’échanger autour de l'actualité des thèses des « industries culturelles » et de la situation sociale et esthétique des musiques populaires à l'âge de l'écoute en streaming sur les nouveaux médias.

Les deux organisateurs Agnès Gayraud, docteur en philosophie, membre de CActuS (Paris-Sorbonne) et Guillaume Heuguet, doctorant en sciences de l’information et de la communication, membre du Gripic (CELSA Paris-Sorbonne) amorcent la journée en posant le cadre dialectique : sonder l’opposition entre musique populaire enregistrée et musique savante afin de réinterroger la tension critique développée notamment par Adorno entre industrie marchande et culture. Soixante-dix ans après le développement de cette critique les musiques populaires enregistrées liées aux nouveaux médias proposent des nouvelles expériences esthétiques, d’écoute, d’échange et de consommation qui, selon les organisateurs, modèrent la position adornienne et que les six intervenants de la journée vont questionner.

2La première intervention de Sophie Maisonneuve (MCF Paris Descartes, IIAC) présente une étude historique et sociologique des amateurs de musique à travers l'histoire des formes de consommation de la musique du phonographe au flux numérique. Sophie Maisonneuve pose la question du déterminisme des performances musicales selon les mondes sociaux et son ébranlement suite à l’émergence de nouveaux modèles de communication et d’écoute culturelle de la musique. S’ensuit l’examen critique de l’écoute passive ou active dans la lignée des travaux de Luc Boltanski en mettant en rapport l'histoire des technologies de l'écoute et leurs usages par les mélomanes, avec une différenciation entre les pratiques (lieux d’écoute, etc.). Cet examen l’amène à saisir les nouvelles formes de légitimation culturelle des amateurs et les catégories hybrides qui en découlent. La question des amateurs et de leur activité critique (Antoine Hennion) est également abordée. Enfin, le concept de valeur émergeant du rapport entre la musique et ses nouvelles esthétisations appréhende la perte d’aura, notamment via la répétition qui ouvre à une familiarisation élargie des types d’écoute. La tension adornienne entre standardisation, marchandisation massive et patrimonialisation est donc ici à la fois réactivée et transformée.

3La deuxième intervention de Fernand Hörner (Fachhochschule Düsseldorf) propose une étude détaillée sur la flexibilité historique de la notion benjaminienne de l’« aura » afin de renouer avec trois concepts clés du philosophe : original, hic et nunc et authenticité. Produit direct de la reproduction mécanique, la musique pop, musique foncièrement reproductible, n’a jamais bénéficié d'une présence hic et nunc sur laquelle se fonde la définition d’aura. L’original n’existe pas, ou est associée au CD dans la vulgate commerciale. L'ubiquité de la musique, renforcée par la multiplication de sa diffusion, l’empêche : tout est truqué ou montage. Ainsi, l’authenticité de l’original est abandonnée au profit de l’émancipation de l’œuvre de l’art vers des nouvelles formes de valeurs rituelles comme le support (le vinyle par rapport au CD, puis le CD par rapport au mp3…). La question de la fonction du référent auratique est ainsi reconduite à chaque pas de la reproductibilité vers la dématérialisation.

4La dernière intervention de Pierre-Carl Langlais (doctorant en SIC au CELSA) revient sur le rôle de la propriété intellectuelle dans la stratégie de légitimation symbolique via le copyright, produit de la logique industrielle. Au départ, expression directe du fétichisme industriel pour la figure du compositeur (Adorno) le copyright semble aujourd’hui incontrôlable. Le partage sur internet tend à rendre inefficace sa limite légale. Droit d’auteur et souci de patrimonialisation restent cependant une injonction éthique qui amène au placement des œuvres sous « licence libre ». La logique du « propriétaire légal » ouvre sur un consensus social où l’œuvre en tant que telle n'est plus une valeur d'échange mais un contenu promotionnel de l'« artiste ». Deux modèles émergent : le crowdfunding qui propose une valeur de l’artiste par la logique communautaire et la circulation sans limite où la valeur de l’artiste est sa marque.

5L’après midi débute par l’intervention de Guillaume Heuguet qui propose une réflexion sur le site internet Youtube. La plateforme de vidéos en ligne est largement utilisée par les internautes pour écouter de la musique, prenant le relai des plateformes de streaming. En s’appuyant sur ses recherches – il rédige actuellement une thèse en communication « La transformation de la culture musicale par les entreprises du web contemporain » – et sur une démonstration à l’écran, Guillaume Heuguet expose le fonctionnement complexe de ce site internet, mais également son incidence sur nos pratiques d’écoute. En marge d’un discours général qui affirme la dématérialisation de la musique à l’heure du numérique, il s’agit ici de mettre en évidence une « rematérialisation » de la musique en ligne en soulignant le processus physique de stockage en dur ou la nécessité d’associer une illustration pour charger un fichier audio. Le dispositif de Youtube influence jusqu’à la production des musiciens et répond à la thèse adornienne de l'industrie culturelle comme « système ».

6Répondant à l’invitation d’Agnès Gayraud, Diederich Diederichsen reprend ensuite, en anglais, l’un de ses textes (2003 : 33) sur la relation complexe entretenue par Adorno avec les musiques populaires. Si l’ambition de cette journée est bien d’examiner l’actualité de la théorie adornienne en appréciant les critiques qu’elle formule à l’égard de la culture populaire, il s’agit cette fois de s’émanciper de l’affrontement habituel qui oppose Adorno aux musiques populaires. La réflexion de Diedrich Diedrichsen explore l’intuition selon laquelle, en dépit des critiques d’Adorno envers le jazz et le rock, la description qu’il en fait contient une certaine beauté dans sa justesse. Pour le dire autrement, après l’intervention de Diedrich Diedrichsen, il devient même possible de relire Adorno en écoutant de la techno.

Pour clôturer cette après-midi, Agnès Gayraud nous invite à réfléchir à la figure du « bon » auditeur, réapparu dans le discours critique des musiques pop actuelles. Qu’est-ce qui distingue une écoute active d’une écoute passive ? Si la question fut posée par Adorno il y a plus de cinquante ans, la distinction semble aujourd’hui, dans un contexte de musique omniprésente, autrement plus complexe. Face à l'« anarchive » (S. Reynolds) aujourd'hui disponible sur internet, l'écoute active devient une pratique critique indispensable. Elle réintroduit cependant une forme d'élitisme traditionnellement reproché à Adorno. Mais contre cet élitisme, elle exige une conception esthétique des musiques populaires permettant d'en identifier l'histoire, les mouvements critiques, les avant-gardes, là où Adorno persiste à l'interpréter comme un simple folklore matraqué à échelle industrielle.

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