LE LABORATOIRE DE RECHERCHE EN SCIENCES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION DU CELSA
UR 1498
Conférence

Objets insignes, objets infâmes de la littérature

Compte rendu du colloque
77 rue de Villiers
92200 Neuilly sur Seine

Le colloque, organisé par le Gripic (Celsa, université Paris-Sorbonne) et Rirra21 (université Montpellier III), s’inscrit dans la lignée des journées d’études sur l’écrivain comme marque et de la réflexion sur les pratiques et usages médiatiques de la littérature conduite par ces deux équipes.

Il se propose d’analyser les pratiques d’objectivation du littéraire, d’en faire l’histoire, et de tenter d’en dégager les significations. Ces « objets insignes et objets infâmes » de la littérature témoignent d’une évolution constante du régime de matérialité du littéraire, où se trouve toujours interrogée la valeur de la littérature, entre singularité et standardisation culturelle.

Ouverture  par Adeline Wrona

L’idée de ce colloque est née de la place inédite faite aux écrivains, ces figures que le centre Pompidou appelle les figures de « passeurs ». La  mise en objets de la littérature la rend exposable et la rend digne d’être exposée. On peut observer que, dès lors qu’on veut représenter l’écrivain comme un passeur, il faut le représenter à travers ses objets, car c’est par ces objets que l’oeuvre littéraire agit aussi dans la société de son temps. La valeur littéraire se confronte alors à la valeur marchande propre au monde des objets.
C’est pour poursuivre sur la voie ouverte par les recherches sur l’écrivain comme marque que ce colloque a été organisé. La vie matérielle des textes est placée au premier plan de la réflexion. Les textes passent par des lieux inattendus, sur des supports de plus en plus partagés, avec des formes liées à l’écriture et à la lecture.
Il semble donc important et pertinent d’interroger le système des objets de la littérature. En effet, toute mise en objet de la littérature fait courir le risque de transformer la valorisation de l’objet par le symbolique en dévaluation de l’art par la matière. Ce processus fait osciller la littérature de l’insigne à l’infâme et de l’infâme à l’insigne, oscillation au centre de nos interrogations.

Introduction par Philippe Hamon

Comment définir la notion d’objet ? Cette interrogation conceptuelle peut passer par trois temps.
Le premier temps est philosophique, et s’incarne dans une série de questions : la notion d’objet doit-elle être mise en relation avec la notion de sujet ? ou d’abject ? Cette dernière doit être appréhendée car la « réaction contre » fait partie intégrante du système d’objectivation. Est-ce que la notion d’objet renvoie à la notion de chose ? Est-ce que l’objet est plus concret que la chose ? Est-ce que les objets peuvent être immatériels ?
Le deuxième temps est historique. En effet, nous pouvons nous demander s’il y a eu des « époques à objets ». À titre d’exemple, le XIXe siècle, avec la Révolution industrielle, est une fabrique à objets. Le XIXe siècle serait donc sans doute un poste d’observation privilégié pour les questions qui nous occupent, puisque le mot lui-même passe dans la littérature. Le sujet fétiche du XIXe siècle est ainsi l’exposition, qui consiste à montrer des choses. Deux questions principales s’offrent alors à nous: peut-on tout montrer ? Peut-on montrer la littérature ?
Le troisième champ est « esthético-psychologique » et pose la question de la représentation. Ainsi, pourquoi s’intéresser à la description d’une casquette par Flaubert alors qu’une vraie casquette ne nous intéresse pas ?
Dans l’écart entre la chose et la chose représentée, l’imaginaire se glisse pour comparer les deux, et c’est de cette différence que l’on apprend. Ce troisième champ nous permet alors de revenir à la question centrale : est-ce que la littérature peut tout dire ? Est-ce qu’elle nous intéresse toujours ? Que lui font de nouveaux objets tels que les objets connectés, les robots ? Sont-ils aptes à entrer en littérature ?

La valeur littéraire enjeu médiatique et publicitaire
Caroline Marti 

Cette intervention visait à poser la question des liens entre littérature et publicité, frappés d’une certaine incertitude communicationnelle. Pourtant, ces liens sont très riches, puisque l’on peut avoir à la fois une littérature qui raconte le publicitaire, de la publicité qui s’approprie le littéraire, des publicitaires qui écrivent et des écrivains qui font de la publicité. Il est intéressant d’observer le processus de réification du littéraire, avec la figure de l’écrivain comme caution, fétiche et valeur sociale mobilisable par la publicité.
L’objet d’étude choisi à l’occasion de ce colloque est le supplément du Figaro « So figaro », supplément partagé avec les lecteurs habituels du quotidien. Le numéro sorti en mars 2012 était intitulé « Le temps des Immortels » et affichait en couverture Valéry Giscard d’Estaing et une publicité pour des montres de luxe. Il mettait en scène des textes de douze académiciens présentant leurs réflexions sur le temps, question envisagée comme philosophique et littéraire.
Les propos de ces auteurs servaient en réalité d’embrayage à une représentation de montres de luxe. Nous assistons donc dans ce dispositif à la cohabitation de deux régimes de discours, cohabitation ayant donné lieu à une plainte de l’Académie au sujet de ce qu’elle a qualifié de « manipulation ». Les auteurs n’étaient en effet pas prévenus que leurs écrits pouvaient servir d’embrayage à une représentation de montres de luxe. C’est donc une forme de collusion que nous observons à travers la cohabitation de deux régimes médiatiques. « So figaro » devient alors un lieu de médiation et de cohabitation entre deux discours affichés. La fétichisation de la figure de ces hommes de lettres, désignés sur la couverture sous le nom d’ « immortels », permet au média de véhiculer un point de vue sur le temps à travers l’imaginaire que leur « immortalité » autorise. Ce processus est une opportunité pour les annonceurs de contourner l’industrialisation de la production pour mieux montrer, grâce à la plume des écrivains, que l’on peut donner une rareté, une unicité à des objets produits en régime industriel.
C’est alors un jeu autour de la désindustrialisation que ce supplément nous donne à voir. Ce jeu se matérialise autour d’une querelle, d’une dénonciation à la fois de la vulgarité et de l’infamie du publicitaire, mais aussi probablement d’une opposition à une marchandisation qui se fait par une instrumentalisation grossière et un détournement de légitimité. Caroline Marti matérialise cette tension dans l’élégante formule : « Même immortel, on ne peut pas pactiser avec le diable ».
L’insularisation revendiquée pour le littéraire est d’autant plus forte que les frontières entre littérature et publicité sont poreuses. L’inquiétude de l’Académie était que le public prenne ces écrits pour de la littérature publicitaire, littérature et littérature publicitaire étant des genres susceptibles de se mélanger. L’objectif ici était donc bien de protéger la valeur de la littérature, face au risque que la littérature prenne valeur de consommation, notamment par la médiatisation des auteurs.

Rimbaud fétiche
Denis Saint Amand

Le point de départ des questions posées lors de cette intervention est l’exposition « Rimbaud Mania » proposée au public en 2010. L’objectif de cette manifestation culturelle était de rassembler les produits culturels et les discours de tous horizons se réclamant de l’oeuvre de Rimbaud, ou se contentant d’afficher son visage. Le constat de Denis Saint Amand est que Rimbaud est partout. Sur les murs des villes (street art) mais aussi sur les peaux des tatoués, sur les tasses, les assiettes, l’étiquette de bouteilles de bière, des tee-shirts et même des strings. Citant Rimbaud lui-même, Denis Saint Amand affirme que « cela ne veut pas rien dire ».
La dimension mythique de Rimbaud peut se comprendre à travers la construction de sa figure d’auteur, par rapport à son existence et à son histoire ; Rimbaud est au centre d’un mythe re-positionnable à l’envi par ceux qui en usent, puisque sa figure peut s’appréhender comme celle d’une « rock star » avant l’heure, qui cumule les caractéristiques des auteurs de l’époque en leur ajoutant la jeunesse. Toutes ces caractéristiques feraient presque regretter qu’il ne soit mort dix ans plus tôt pour rejoindre le « Club des 27 » et des personnalités telles que Jim Morisson et Amy Winehouse. Ce parallèle entre des musiciens « maudits » et Rimbaud pris comme mythe conduit Denis Saint Amand à analyser cette figure du littéraire dans ses relations anachroniques avec Patty Smith.
Cette musicienne, considérée comme la « prêtresse du punk », est entrée dans le rock par le biais de la littérature, d’où elle tire les « grandes influences » convoquées tout au long de sa carrière. Elle revendique ainsi comme source d’inspiration toute une tradition d’auteurs, français pour la plupart, au moins réfractaires ou « maudits » (Artaud, Genet, Virginia Woolf…). Parmi cette collection de figures, Rimbaud éclipse les autres, les références à sa personne étant omniprésentes. Cette convocation participe de l’image de soi que diffuse la chanteuse, avec la récupération de différents éléments empruntés à la mythologie de Rimbaud, le poète devenant progressivement objet de foi. On peut ainsi citer le portrait du poète écrit par Patty Smith en 1973, ou encore les différents poèmes le mettant en scène comme compagnon ou amant.  Ces démarches ont conduit Patty Smith à adopter une posture de fan obnubilée par la figure mythique de Rimbaud, faisant de lui une inspiration et un modèle. Denis Saint Amand montre que, plus que de l’admiration et de la dévotion, Patty Smith élabore une forme de communauté intellectuelle que même la mort ne parvient pas à rompre.
Ces discours et ces gestes tendent à autoriser Patty Smith de s’attribuer un grand capital symbolique : en effet, de fan, Patty Smith est aujourd’hui considérée comme une spécialiste du poète, appelée à intervenir lors d’expositions ou de communications concernant Rimbaud.

Comment se porte la littérature, le cas de Balzac Paris
Oriane Deseilligny et Christèle Couleau

La question centrale de cette intervention était la suivante : lorsqu’une marque de prêt-à-porter se saisit du patrimoine littéraire, que devient ce dernier ? L’exemple choisi pour illustrer cette interrogation est celui de la marque Balzac Paris, créée en 2011. Ce cas permet en effet d’illustrer le phénomène de  « mise en culture des marques » mis en évidence par Caroline Marti. Cette marque puise l’inspiration dans une sémantique littéraire, où le patrimoine est requalifié à l’aune du marchand : ce processus est-il indolore pour la littérature ? Cette problématique amène Oriane Deseilligny et Christèle Couleau à distinguer deux questions : qu’est-ce que la littérature fait à la marque Balzac Paris ? Qu’est-ce que la marque Balzac Paris fait à la littérature?

Trois effets de ce que la littérature fait à la marque méritent d’être soulignés. Tout d’abord, Oriane
Deseilligny et Christèle Couleau notent un effet de différenciation de la marque par la littérature permettant aux produits de se démarquer de la concurrence. Le choix d’un nom comme celui de Balzac permet à la marque de sortir plus facilement de l’anonymat, puisqu’elle est associée à un nom que l’on retient, un nom inscrit dans la mémoire collective, l’aidant à résister à l’obsolescence des produits. Selon les deux chercheuses, le détour littéraire fait ainsi figure de raccourci. La différenciation de la marque par la littérature se joue aussi dans le fait que la marque est ancrée dans un circuit nouveau. La mode féminine est, par tradition, ancrée dans un cercle fermé, et n’en sort que pour entrer en contact avec des égéries. La marque Balzac Paris s’inscrit, par la référence à la littérature, dans une mouvance nouvelle. Un dernier oxymore souligné par les intervenantes est que la littérature permet à une marque se revendiquant 2.0, en ligne, de se rapprocher de l’univers du papier. La littérature devient signe, celui du rattachement à la matérialité de l’objet livre.
Un effet de légitimation est également à noter. Le lien de la marque à l’histoire littéraire, ainsi qu’à la notion d’ « élégance » traitée par l’auteur dans différents écrits, sert à mettre en évidence et à légitimer la qualité des produits.
Le troisième effet à souligner est un effet d’identité, la communauté Balzac Paris se fédérant autour de la notion de littérature. Le cercle des « Happy Few », des littéraires qui se réjouissent d’avoir trouvé des vêtements portant le nom de leurs auteurs favoris, rejoint le cercle des consommateurs se fantasmant littéraires, réunis autour du goût pour les noms de vêtements, et le cercle de la communauté de clientes (#vousenbalzacparis) fondée massivement autour des blogueuses adeptes de la marque. 

La question de ce que la marque fait à la littérature doit également être posée. Ici encore, Oriane Deseilligny et Christèle Couleau distinguent trois dimensions.
Une première dimension d’appropriation de la figure d’auteur, se manifestant à travers des phrases telles que « Balzac revisite les basiques de votre vestiaire » ou encore « Qui est Balzac? ». Ces constructions énonciatives peuvent s’interpréter comme un rapt de la figure d’auteur, qui devient uniquement une marque.
Une seconde dimension, celle de la réecriture, est mise en évidence. Cette réécriture relève de l’altération des êtres culturels évoquée par Yves Jeanneret, puisque ces derniers, à travers leur convocation par une marque, se chargent de valeurs et d’enjeux exogènes à la littérature.Les intervenantes
mettent enfin en évidence le processus de réactivation de figures créées par l’auteur. Ainsi du type de la  « Parisienne », décrite par Balzac dans La femme comme il faut et utilisée ici à des fins communicationnelles.La littérature s’exprime dans l’ADN de la marque. Cette efficacité de la référence littéraire est telle qu’il semble que Balzac Paris puisse peu à peu s’en affranchir pour proposer ses propres aphorismes. Une citation mise en ligne récemment n’est ainsi plus signée Balzac
, mais bien Balzac Paris : « Vous n’êtes jamais complètement habillé sans un sourire ».

La constellation des objets Cocteau
Audrey Garcia

L’objet au coeur de cette intervention n’est précisément pas un objet, mais une myriade d’objets, déclinés de l’oeuvre de Cocteau. L’artiste et écrivain était lui-même fasciné par les objets, et a créé de son vivant une constellation d’objets associés à son nom. Cette démarche met en évidence l’articulation entre une dimension promotionnelle et  une dimension artistique.
Trois axes d’analyse sont dégagés par Audrey Garcia pour répondre à la question de l’enrichissement ou de l’appauvrissement du littéraire et de l’artistique par son objectivation : une période anthume, une période posthume et une démarche de création d’objets dérivés.
La création d’objets par Cocteau lui-même, de son vivant, met en évidence la fonction de l’objet comme véhicule de la poésie. En effet, l’artisanat tel que le conçoit Cocteau est compatible avec une certaine noblesse. C’est donc la popularité intellectuelle de l’individu Cocteau qui est exploitée pour la production de ces objets. Cette dimension intellectuelle et élitiste fait que l’image Cocteau est attrayante pour les entreprises de luxe. À travers la création d’objets, le nom et la figure de Cocteau acquièrent un potentiel publicitaire. La dimension artistique des objets peut-elle demeurer en régime publicitaire ? Dans la période anthume, le nom de Cocteau reste associé à un certain standing, les marques qui l’utilisent étant plutôt des marques de luxe. Le rayonnement de l’image « Cocteau
» demeure le même en période posthume, puisque celle-ci se manifeste surtout à travers la continuation de projets entamés du vivant de Cocteau. La production d’objets marque ainsi une continuité avec le projet de l’artiste.
La question de la valeur de l’image se pose néanmoins à travers l’émergence d’objets dérivés de cette production. Cet ensemble d’objets permet alors de réfléchir en termes d’image d’auteur. Du magnet au parapluie en passant par la housse de couette, il est question d’un marketing spécifique, celui des objets dérivés culturels arrivés en masse sur le marché au cours des années 90. Ces produits confèrent une certaine vitalité à l’oeuvre, mais en en sélectionnant les traits les plus emblématiques, ils la simplifient également drastiquement.
Cette constellation d’objets est néanmoins présentée comme un ensemble d’objets d’exception, avec un maintient du prestige de l’image « Cocteau », puisque les objets sont liés à un certain standing. 
 

Le carnet Moleskine, du littéraire au narratif
Céline Barthes

Les carnets Moleskine sont à la fois partout et abordables. Depuis 2006, date de rachat de la marque par des investisseurs français, on observe un changement de stratégie, avec une accélération et une intensification des sorties de produits, avec des carnets de différents formats, des éditions limitées, des carnets de voyage, de la bagagerie, de la maroquinerie, et des développements numériques (partenariat Moleskine et Evernote).Les liens existants entre la littérature et les carnets Moleskine sont indéniables. On trouve ainsi une description de carnets moleskine dans l’ouvrage Le chant des pistes de Bruce Chatwin. Ce texte descriptif est aujourd’hui diffusé par la marque Moleskine dans chacun de ses cahiers, et l’image de marque des produits s’inspire des grandes lignes de cette description. Plus généralement, on retrouve fréquemment le thème du grand voyageur, de l’écrivain et du nomadisme. Tous les textes d’accompagnement des produits s’appuient sur une instrumentalisation de la littérature, que ce soit par rapport à l’image de la relation de l’écrivain et du carnet, ou par rapport à la réutilisation de textes pour une opérativité symbolique. La marque renvoie ainsi régulièrement à des figures culturelles majeures qui n’ont pourtant pas utilisé de carnets moleskine, mais qui, par leur statut d’écrivain, viennent faire office de légitimation. La notion de carnet, toujours présente dans les moments importants des carrières d’artiste, est réinterprétée par la marque Moleskine dans le cadre de son développement international.
Tous ces éléments influencent les grands axes de développement de la marque, ce qui est particulièrement visible dans le cadre de la création d’éditions limitées. Les créateurs de ces collections, développant des des thèmes extrêmement variés, affirment ainsi qu’elles sont créées sur des bases littéraires. Une analyse approfondie des thèmes choisis pour la commercialisation permet de constater qu’en réalité, la part de créations fondées sur du littéraire sont inférieures à celles fondées sur du non-littéraire. La notion de « littéraire » ne suffirait donc pas à expliquer les choix de la marque ; celle de « narration » le permettrait davantage. En effet, il y a plus de créations fondées sur des éléments « narratifs » que sur des éléments non narratifs, comme les exemples de Batman, des Simpson ou encore LEGO, éléments non littéraires mais narratifs, le montrent.Moleskine a assis sa stratégie sur la récupération d’un imaginaire littéraire, à travers la convocation d’un auteur en particulier, Chatwin, dont les écrits servent encore aujourd’hui à la fabrication de l’image de marque des célèbres carnets. Les notions de nomadisme, de voyage, de littérature inscrivent le carnet moleskine dans un environnement de la mobilité et de la mondialisation. Mais elles jouent également sur une tension, une opposition qu’il faut peut-être revisiter : un présent cyclique et futile, un passé à reproduire et à préserver. Au-delà de ces filiations avec le littéraire à des fins communicationnelles, il est important de souligner qu’aujourd’hui le carnet moleskine devient un stéréotype de l’écriture personnelle, voire un objet représenté dans des ouvrages traitant de ce genre d’écriture personnelle.

Le journal éditeur de livres-cadeaux ou de livres-suppléments: quand la presse collectionne de la littérature
Valérie Jeanne-Perrier

Les livres-suppléments présents dans les titres de presse sont un observatoire privilégié de la construction d’un lien avec un public potentiel grâce à un objet transmissible et collectionnable. Ces objets oscillent en effet entre cadeaux, livres à acheter et livres à exposer.
La question posée par Valérie Jeanne-Perrier lors de cette intervention était la suivante : quels rapports de valorisation et de construction éditoriale entretiennent presse, journal et littérature, sur une période de trois siècles ? Le livre-supplément cadeau tente toujours de se donner à lire et à voir comme un document de son temps, un marqueur identitaire
d’une époque et comme prolongement d’un média, un patrimoine de papier éphémère tissant un lien supplémentaire entre lui et ses lecteurs, même si la figure du lecteur idéal n’est pas toujours très claire : est-ce le lecteur habituel du titre, à fidéliser ? Est ce un autre ?
Ces ouvrages sont le fruit d’une production rapide, à peu de coût et dans une logique de standardisation.
Le grand auteur mobilisé permet d’opérer le leg symbolique d’une pensée de l’époque, d’une vision du littéraire. Les livres viennent en série et leur matérialité donne l’impression de vouloir favoriser la démarche de collection.Sur le corpus choisi par l’intervenante, Le Constitutionnel est le journal le plus ancien. Valérie Jeanne-Perrier le considère comme une pratique fondatrice donnant à voir que cette démarche de don contre don n’est pas récente et participe de l’histoire des médias. Cette « excroissance éditoriale », cette mise en visibilité, voire en célébrité, de textes, de savoirs et d’auteurs connus ou bien à connaître, nous dit ainsi des choses du milieu d’origine du supplément, le journal. Celui-ci donne, à travers ces suppléments, un savoir sur lui-même et cherche à impressionner favorablement des lecteurs potentiels. Le journal éditeur est sans doute pour l’écrivain une sorte d’établi secondaire lui permettant de traverser ses phases de déchéance ou de succès dans le milieu littéraire.
Dans tous les journaux étudiés par Valérie Jeanne-Perrier, on trouve au sujet des suppléments des commentaires, parfois en des termes très élogieux, comme on le ferait d’une critique littéraire, dans le corps même du journal.
Les suppléments offrent une littéralité, c’est-à-dire une portion de littérature au lecteur, et présentent le journal comme capable d’asseoir des choix, des prescriptions : le supplément mime le livre plus qu’il ne l’incarne, et représente une forme de patrimonialisation.
Cette modalité d’existence du littéraire nous donne une vision de la littérature comme grille de lecture du quotidien, du monde autour du journal. 

 

Les déclinaisons du pingouin Alfred : un modèle pour une autre histoire de la bande dessinée
Jean Rime

De 1917 à 1929, Alfred le Pingouin, personnage de bande dessiné par Saint-Ogan, s’est attiré une sympathie dans tous les domaines de la société, incarnant une stratégie commerciale et une forme de mythologie populaire. Cet exemple est l’occasion pour Jean Rime de nous inviter à convertir notre regard et à lire cette bande dessinée avec une perspective médiatique. Le destin d’Alfred le Pingouin pourrait ainsi faire émerger une autre vision du 9e art.
C’est en tant que nouveau fétiche national (fétiche est à comprendre comme « porte bonheur ») qu’Alfred enthousiasme le plus les foules, plus qu’en tant que personnage de série ou que la série elle-même. Ce glissement permet à l’intervenant de supposer que Saint-Ogan est parvenu à une lecture transmédiatique de son oeuvre. Cette médiation passe aussi par le fait d’orienter Alfred vers les adultes, de donner une recevabilité au pingouin auprès d’un public élargi. Ce désir de présenter le nouveau « fétiche à la mode » passe par la conquête des marchés de luxe, par exemple avec Jeanne Lanvin ; ici, les célébrités servent à conjurer la dégradation symbolique d’un objet de croyance recyclé dans l’ordinaire, en le présentant comme extraordinaire. Cette déclinaison est également liée à l’anthropomorphisme attribué au pingouin, qui lui permet d’incarner la satire, et de séduire les enfants comme leurs parents.
La geste du pingouin est ainsi entrée en concordance avec une attente médiatique du public. Ce procédé en a fait un montage commercial, associant dépôt de marque et placement de produits. Saint-Ogan a compris que la légende d’Alfred ne pourrait s’écrire qu’en exploitant toutes les ressources du marketing. Jean Rime évoque alors un processus proche de la « prophétie autoréalisante » telle qu’évoquée par Baudrillard, en affirmant que dire la popularité de la mascotte c’est en quelque sorte la faire et en démultiplier les conséquences sur des centaines de produits.
La dimension transmédiatique d’Alfred est également visible dans la  viralité des textes et des images que l’on peut retrouver par occurrences ponctuelles dans d’autres titres de journaux que celui dont il est issu. Ces liaisons « dangereuses » entre actualité et publicité jouent un rôle non négligeable dans la médiatisation de la figure et de la mythologie d’Alfred. Jean Rime a ainsi pu retrouver un papier publicitaire imitant le style journalistique (« on nous assure qu’il est en vente dans les meilleures magasins de Paris ») ou encore des articles dans lesquels les journalistes greffent le personnage d’Alfred sur l’actualité (exemple de l’article sur l’épidémie touchant les volatiles en Afrique du Sud, où Alfred serait en voyage).

 « Le jeu, on ne sait, confirme la fiction », Fifty Shades of Grey, de la romance érotique aux sex toy
Yoan Vérilhac

Le phénomène 50 nuances de Grey est si important qu’il en est chiffrable. Yoan Vérilhac rappelle ainsi que 125 millions d’exemplaires du texte ont été vendus, et que deux romans par seconde étaient achetés lors du pic de ventes. Au-delà du phénomène commercial, ce que l’intervenant a souhaité étudier lors du colloque étaient les produits dérivés de ce texte et ce qu’ils peuvent nous dire de la littérature. Parallèlement au succès colossal et rapide de l’oeuvre, tout un ensemble de produits dérivés sont sortis sur le marché. Ce développement parallèle était d’autant plus logique que le livre donne la représentation d’une sexualité objectivée.  Le processus faisant d’objets fictifs des objets réels fait partie des processus industrialisés. La question se pose cependant : que pouvons-nous conclure du fait que l’ouvrage se matérialise dans l’espace public en tant que jouet sexuel ?
L’ensemble des noms des produits est emprunté aux termes utilisés dans l’ouvrage. Ces emprunts se matérialisent par des citations présentes sur les emballages et dans les onglets de description des produits en ligne. Yoan Vérilhac donne ainsi l’exemple du nom des menottes, « you are mine », citation d’une réplique récurrente du personnage principal tout au long de l’ouvrage. Ce n’est donc pas le nom de l’objet qui permet de le désigner sur le marché, mais une citation ; les produits dérivés sexuels ont un rapport circonscrit à la fiction, mais c’est leur usage qui en justifie la présence dans l’espace public. À travers le marché parallèle que constituent ces objets, les limites de la fiction sont étendues ; on fait ainsi dériver la totalité des objets sexuels qui meublent la fiction, à tel point que certains objets évoqués mais non utilisés dans la fiction sont pourtant bel et bien commercialisés. Dans ce cas, la citation associée à ces objets consiste en un découpage de différentes phrases du livre.
Suivant une logique d’immersion, la gamme complète de produits dérivés n’est pas uniquement constituée de sex toys, mais aussi de produits non sexuels qui donnent l’illusion de vivre la même vie que les personnages (huile de bain, lingerie, compilation de musique, carnets intimes, jeux, vin…).
Le sex toy est donc ici un jeu qui confirme la fiction ; les produits dérivés ne se donnent plus à voir comme des dérivations de la fiction mais comme des signes de produits de luxe. 50 nuances de Grey était à l’origine une fan fiction, et cette origine a été reformulée en communication commerciale. L’ouvrage n’était donc initialement pas un objet, il n’était pas imaginé comme tel. C’est le statut d’ouvrage qui l’a objectivé, et qui fait du livre le premier objet dérivé de cette série.

Le gilet rouge de la littérature. Le statut symbolique des objets dans l’histoire littéraire.
Marie-Ève Thérenty

L’origine de cette communication est un dialogue, repéré par Marie-Ève Thérenty sur le forum du site « ABC de la langue française » et portant sur le cas du gilet rouge de Théophile Gautier au théâtre. Les échanges, à la fois approximatifs et informés, pointent l’importance de l’imaginaire de l’objet dans le texte quand tout le reste (titre, dates) a disparu de l’esprit du public.
Marie-Ève Thérenty a choisi pour cette communication d’analyser quatre objets emblématiques présents dans l’histoire littéraire: deux « hyper-objets » littéraires, incarnant des lieux de mémoire, le gilet rouge de Gautier et la madeleine de Proust, et deux « quasi-objets » littéraires, la canne de Balzac et le perroquet de Flaubert.
Ces objets intimes de la vie de l’écrivain mais médiatisés participent de la quotidianisation de l’écrivain ; ces accessoires de la vie ordinaire accessoirisent et trivialisent l’écrivain. L’une de leurs dimensions fondamentales est que, davantage que des objets intimes, ils sont des objets personnalisés. Ainsi, gilet et canne sont pensés pour faire scandale. Cette réflexion sur leurs objets par leurs propriétaires montre que Gautier comme Balzac ont conscience que la vie sociale d’un écrivain doit baigner dans la spectacularité. Avec les débuts de l’ère médiatique moderne, les formes de visibilité des artistes constituent des modalités spécifiques de leur existence d’artiste. Par ces objets intimes ayant fait partie de la vie de l’écrivain, le public peut avoir l’impression que ce dernier lui devient accessible et familier. Marie-Ève Thérenty cite alors Julian Barnes dans Le perroquet de Flaubert : « mais ici dans ce perroquet vert tout à fait ordinaire […] il y avait quelque chose qui me faisait croire que j’avais presque connu l’écrivain. ».
L’objet devient « objet dans l’histoire littéraire » par sa reproduction, sa répétition. Le bon objet littéraire n’est pas nécessairement exposé, il doit être trivialisé. Sa force vient de sa répétition, sa trivialisation, sa sérialisation. La spécificité de « l’hyper-objet littéraire » est de faire partie du discours social et médiatique davantage que de l’espace de la muséisation.
L’objet littéraire gagne ainsi de l’aura à chaque reproduction, c’est pourquoi il supporte très bien d’être reproduit en objets sérialisés. À titre d’exemple, Marie-ÈveThérenty rappelle que s’effectuent des ventes de madeleines lors d’expositions sur l’oeuvre de Proust.
Cela la conduit à affirmer l’existence d’une valeur uniquement mnésique de l’objet littéraire, qui finit par circuler comme pur effet de langue, sur le modèle de la catachrèse. Selon les principes de la trivialité, c’est parce qu’il est attesté par l’histoire et reconstruit par les représentations que l’objet littéraire prend son statut d’hyper-objet.
À la question « Quel est le statut spécifique de ces objets ? Quelle est leur valeur dans l’histoire littéraire ? », l’intervenante répond qu’ils ont une valeur de fixation du souvenir sans pour autant être de pures vignettes.  Ils renvoient à l’intimité d’écrivain mais sont aussi diégétiques puisqu’ à la fois ils figurent l’identité de l’écrivain et emblématisent sa fiction. Ils incarnent alors une littérarisation sans texte. Ces objets, avec leurs propriétés (intimes, indiciaires, répétés et méta-poétiques) constituent des noeuds de mémoire, une matrice d’une histoire littéraire générale. Ils montrent la manière qu’ont des acteurs mineurs (lecteurs, non-lecteurs) du champ littéraire de se ré-approprier une histoire collective. Ces objets mettent en évidence quelque chose de l’ordre de la temporalité des oeuvres, le caractère anachronique de la littérature, à la fois passée et toujours présente.

Spectres, gages et et stigmates: l’objectivation de l’engagement littéraire dans l’entre-deux-guerres
Yves Jeanneret

Yves Jeanneret  souhaitait dans sa présentation étudier la présence médiatique de l’écrivain Romain Rolland dans l’entre-deux-guerres, à travers la présence d’objets qui incarnent son geste et son corps dans une composition livre-texte-nom-page-signature contribuant à la création d’objets qui seraient l’oeuvre-la figure-la posture et l’aura.
La proximité, dans l’oeuvre de Romain Rolland, entre l’insigne et l’infâme se manifeste souvent à propos des mêmes gestes, des mêmes déclarations et des mêmes écrits : certains vont ainsi condamner le fait qu’il soit considéré comme un écrivain, d’autres non.
De cette figure intellectuelle et publique de l’écrivain, il convient de bien distinguer quelques éléments : son oeuvre est multiforme et manifeste des postures extrêmement diverses, marquées par une esthétique communicationnelle et non maniériste, c’est-à-dire correspondant à des formes d’écriture, des genres, des modes différents et hétérogènes.
Les multiples glorifications dont l’auteur a fait l’objet ont rapidement cristallisé sa figure autour de postures essentielles qui occasionnent son immense gloire puis son immense discrédit.
Les premiers objets qui viennent à l’esprit pour cette construction d’une figure d’auteur peuvent être classés en deux catégories : les dispositifs de manifestations publiques dans l’espace public et médiatique de l’engagement et les objets de gratification qui attestent et confirment la stature de l’écrivain.
Yves Jeanneret observe que les objets qui tiennent à des pratiques d’écriture se décalent par rapport à ce qui est la pratique principale de l’écrivain. En dehors d’une écriture de fiction, d’autres configurations d’écriture deviennent ainsi importantes, comme l’écriture documentaire, par exemple. Elle est l’une des manifestations de l’investissement de Romain Rolland pour que son engagement intellectuel soit traduit dans des dispositifs matériels d’écriture, de communication et de publicité. Ces objets font travailler la relation entre un auteur, ses écritures, ses relations, sa signature. Pour Romain Rolland, la métaphore qui conduit à se représenter l’écrit comme une parole et la publication comme un geste est permanente. L’objet matériel prend de ce fait une position très particulière. Il est le symbole d’un geste et d’une forme de vie dans laquelle ce geste s’incarne.
Ces processus d’écriture permettent à Yves Jeanneret de mettre en évidence la valeur prise par le nom d’auteur. La présence de ce nom, son invocation, va en permanence participer à la trivialité construite de l’auteur. Les correspondants de l’époque demandent ainsi à Romain Rolland d’envoyer « quelques lignes » qu’ils publieront dans leurs journaux ou écrits collectifs, car le poids de son nom peut conduire à l’adhésion des lecteurs. Cette force particulière du nom correspond aussi au fait que la liste va devenir une forme très importante en littérature. On ne voit pas la signature de l’écrivain, mais l’organisation d’auteurs en listes autour de textes, avec l’adoption d’une auctorialité collective chargée de l’auctorialité individuelle de chaque auteur.
La question de l’auctorialité devient alors très importante : à quel titre Romain Rolland, signataire parmi d’autres, aurait-il le droit de modifier un texte signé par d’autres que lui ? De quel droit pourrait-il, de même, le désavouer, alors qu’il y a apposé sa signature ? Yves Jeanneret cite alors Romain Rolland : « je me sens dans une quelque mesure responsable de ce qu’ils disent et de ce qu’ils ne disent pas » afin de montrer que son engagement dans l’espace public était pensé comme un geste qu’il pourrait maîtriser et qui lui revient comme une dispersion. 

Quand les statues d’écrivain fondent dans l’histoire: un épisode de l’Occupation allemande en France.
Adeline Wrona

Adeline Wrona souhaitait montrer l’indissociabilité des objets insignes et des objets infâmes en littérature. Sa communication évoque un épisode historique bien connu des historiens de l’art, à savoir la mise en oeuvre entre 1941 et 1944 d’un vaste programme de récupération des métaux non ferreux, à travers notamment la fonte des statues en bronze présentes sur l’espace public national par les autorités allemandes. 600 statues auraient été fondues, dont de nombreuses représentant des écrivains. Selon l’intervenante, le sort des statues d’écrivains exemplifie la nature dialectique et instable du couple insigne/infâme des lors qu’il s’applique à l’objet littéraire. Ces statues avaient pour objet de figer dans le temps les traits d’un écrivain. La mutation du solide, la statue, en liquide, le plomb fondu, puis en nouvel objet, le matériel militaire, permet d’interroger les modalités d’attribution de la valeur aux figures littéraires.
Adeline Wrona a ainsi mis en évidence deux phases de retournement dans l’existence de ces statues d’auteur : un passage du statut d’objet insigne à objet infâme, puis un passage de l’objet infâme à l’objet insigne. Ces retournements lui permettent de fournir au public une analyse de la figure d’écrivain comme objet statufié.
Une fois fondus, tous les monuments entrent en effet dans un circuit logistique complexe, allant de la démolition à la fonte en passant par le stockage. Ce circuit fait entrer les statues dans un nouveau régime de valeur. L’objet insigne se convertit quand la nouvelle administration le déclare infâme en en faisant un objet industriel dont la valeur est mesurée à son poids. L’insigne et l’infâme toutefois continuent à faire couple puisque cet épisode révèle certes un revirement politique, mais surtout une mutation dans la place attribuée à la valeur de l’écrivain dans un ensemble démocratique. Cette phase de « statuophobie » produit en effet la mise en visibilité de la fin de l’époque de la « statuomanie ». Dans ce retournement se joue la fin du rôle attribué à l’écrivain dans l’espace public sous la IIIe République. La statuomanie était un terme utilisé dès 1840, alors que l’on observait la démultiplication du nombre de statues dans l’espace public. Cette notion invite à penser la notion de « révolution nationale » et son phénomène de « renversement des icônes ». Le renversement des statues emblématise la mutation des pratiques culturelles dans ce contexte politique de révolution nationale.
Ce qu’Adeline Wrona qualifie ici, à la suite de Nathalie Sarraute, d’ « ère du soupçon », est le passage du statut d’infâme à celui d’insigne. Les mutations d’ordre esthétique que l’on observe dans la réalisation des  nouvelles statues, venues remplacer les victimes de la fonte, mettent en évidence les évolutions de la représentation de l’écrivain. L’exemple des statues réalisées par Rodin prouve qu’une statue jugée infâme  sous la IIIe République trouve sa place comme hommage insigne après la Libération. La confrontation entre les statues d’avant et d’après-guerre rend évidente une évolution : celle d’une dé-littéralisation, que traduit un changement de goût dans les formes de représentation acceptables de la figure de l’écrivain. Un auteur, qui, du haut d’un socle imposant, écrasait de sa supériorité le public de ses spectateurs, se voit finalement mis à portée des regards, réduit à une figure nue, parfois un simple buste sans accessoires spécifiant la spécificité de son activité d’écrivain.

Adeline Wrona affirme pour conclure son intervention que, lorsqu’il est statufié, l’écrivain se dissout dans les formes collectives de l’hommage.  Elle pose également la question suivante : faut il penser cette mise en objet comme une mise en péril de la figure de l’écrivain statufié ?, avant d’ajouter que cette incertitude ne doit pas espérer être résolue puisqu’elle est la marque de cette irréductible incommensurabilité qui domine « l’économie des singularités » (Karpik) .

Maïakovski, Rimbaud et Cie. Ernest Pignon Ernest affiche les poètes.
Catherine Soulier

« Il n’y a de littérature que s’il y a des écrivains, il n’y a des écrivains que montrables », écrivait Jean-Marie Gleize. Aux poètes, les médias préfèrent aujourd’hui les chanteurs, les romanciers à succès ou encore les philosophes à la mode. Les poètes seraient voués aujourd’hui à l’invisibilité. Encore faut-il, selon Catherine Soulier, distinguer entre les vivants, absents de l’espace public, et les morts, à qui un espace  est consenti.
Depuis plus de 40 ans, Ernest Pignon Ernest intervient dans et sur l’espace urbain. Il a consacré une part non négligeable de ses interventions à des poètes disparus en les mêlant parfois à d’autres personnages marquants de l’histoire. Ils surgissent le plus souvent en solitaire, en noir et blanc, dans des parcours individuels. L’artiste ressuscite ainsi des figures défuntes, des poètes témoignant d’interrogations existentielles fortes, des poètes révoltés ou révolutionnaires, des poètes internés ou exilés, assassinés ou suicidés.
À travers ces représentations, Ernest Pignon Ernest donne à voir des figures mythiques de la poésie. La question posée par Catherine Soulier consistait à se demander si la figure du poète compte alors davantage que les poètes. Si Ernest Pignon Ernest se contentait de représenter le corps de ces artistes, le doute serait permis ; mais Catherine Soulier affirme que pareille indifférence au texte est étrangère à Ernest Pignon Ernest.
Ses portraits sont aussi suscités par la longue fréquentation des oeuvres elles-mêmes, oeuvres dont il souhaite faire passer quelque chose dans ses images. L’insertion de texte est pourtant fort rare, comme la diffusion d’une série d’images tirées de son travail tend à le montrer. Lorsqu’il y a citation, c’est sous une forme iconique qu’on la retrouve. Si la citation verbale directe est rare, elle est en revanche transposée dans un autre code, iconique cette fois-ci. L’oeuvre poétique ne se perd donc pas dans l’icône et ne s’y réduit pas non plus.
Les images d’Ernest Pignon Ernest tiennent peut-être de l’icône, mais elles sont offertes aux réactions du public, ce qui permet à Catherine Soulier de supposer qu’Ernest Pignon Ernest travaille avec les gens et démystifie à leurs yeux la figure de l’auteur sans néanmoins désacraliser la figure du poète. Sa communication, en magnifiant la figure du poète à travers une représentation concrète, lui permet de mettre en évidence la notion de « réalisme sacralisant »

Victor Hugo au musée Grévin : la fabrique du grand écrivain.
Marie Clémence Régnier

Les premières formes de muséisation de la littérature, au XIXe siècle, se sont manifestées à travers les maisons d’écrivains. À l’occasion du colloque, Marie Clémence Régnier souhaitait étudier le musée Grévin, « entreprise de divertissement parisien » à l’ambition de « créer une sorte de journal plastique » permettant aux spectateurs de retrouver l’individualité propre à chaque personnalité en vue au sein d’un musée. C’est pourtant dans un autre esprit et de manière subtile que Victor Hugo est mis en valeur au musée Grévin, à travers une invitation pour le public à s’approprier le rituel de la visite au grand écrivain.
L’écrivain est mis en scène dans deux décors bien connus du public : son atelier d’écrivain et sa chambre mortuaire. La question posée par Marie Clémence Régnier était la suivante : dans quelle mesure le musée Grévin, pendant plastique de la presse de l’époque, contribue-t-il à la diffusion d’une image stéréotypée du grand écrivain à l’heure de l’essor de la culture de masse ? L’intervenante souhaitait étudier la muséographie du point de vue de Jean Davallon dans L’Exposition à l’oeuvre, à savoir une muséographie « immersive et théâtrale ».
Marie Clémence Régnier évoque et décrit ainsi deux tableaux exposés au musée, l’un de l’auteur dans son atelier d’écriture, l’autre de l’auteur sur son lit de mort. Ces deux tableaux lui permettent de constater que le musée Grévin met l’accent sur l’activité scripturaire de l’écrivain (à travers des objets comme la plume, la main, le feuillet) ; dans un processus très évocateur, le musée redouble même la mise en scène à travers la mise sous vitrine d’un autre genre d’objets, qu’elle qualifie de reliques : mains de cire, lettres à autographe, plume. Ces trois fétiches, ces trois reliques exposées par le musée, ont un rapport direct avec le corps de l’écrivain, puisqu’il s’agit de son écriture, du moulage de sa main, de la plume qu’il a touchée. Le musée Grévin chercherait ainsi précisément à mettre en présence les visiteurs avec le corps de Victor Hugo, et ce au moment même où le poète disparaissait.  Il ne travaille donc pas à l’extraction des objets d’un milieu naturel, comme cela est le cas de la muséisation. Bien au contraire, la mise en scène et l’immersion de ces objets dans un décor théâtral permettent aux visiteurs d’être mis en contact avec l’écrivain lui-même.

Jouets littéraires, fictions ludiques et narration
Matthieu Letourneux

Matthieu Letourneux, dans cette communication, nous invitait à reformuler les questionnements sur la fiction littéraire autour de pratiques fonctionnelles globales avec lesquelles elle interagit. Il a évoqué plus particulièrement l’adaptation en jeux et jouets d’oeuvres littéraires, entre 1930 et 1940. Ces différents objets pouvaient être des théâtres de papier, des jeux de l’oie, des jeux de société ou encore des jeux mécaniques. Son corpus dessine le périmètre des lectures de jeunesse de l’époque, ce qui tient au fait que les jeunes lecteurs sont les destinataires naturels des jeux, mais aussi à l’industrialisation du livre pour la jeunesse, rendue possible par le développement d’une culture du superflu dans la bourgeoisie.
Son analyse a permis à l’intervenant d’observer une très grande proximité entre certaines formes de livres et  certaines formes de jouets à l’époque, comme les maisons-livres à dérouler. Pour faciliter l’acte d’achat, les fabricants ont eu recours à des imaginaires collectifs consistant à ressaisir l’activité ludique dans la perspective d’un récit, ce qui conduit Matthieu Letourneux à considérer le jouet comme un support de communication médiatique.
Le type d’oeuvres choisies a également son importance, puisqu’il démontre que le jeu doit convoquer des intertextes immédiatement identifiables, en mettant en scène soit des oeuvres à la mode, soit des oeuvres bénéficiant de la popularité d’une culture commune.
Le jeu permet également une recomposition de la fiction selon les propres organisations ludiques de l’utilisateur. Ainsi, l’image présente dans les jeux n’illustre pas un récit, mais cherche à le catalyser pour rappeler l’univers de fiction initial. L’on peut alors affirmer que le jouet dialogue non seulement avec une oeuvre première, mais aussi avec un ensemble transmédiatique. C’est donc une logique intertextuelle et architextuelle que Matthieu Letourneux met en évidence. Ainsi, en offrant à l’imagination du joueur des traits fétichisés de l’oeuvre première, l’éditeur oriente l’activité du joueur sans affaiblir la logique référentielle.
Matthieu Letourneux conclut sa présentation en rappelant que, plus fondamentalement, la logique à la source de l’achat d’un jouet dérivé s’inscrit dans une logique sérielle, puisque la fonction même du jouet est de produire une série de fictions, une série de jeux possibles. C’est cette dimension sérielle qui permet aux jeux et jouets de se concentrer sur des éléments fétichisés. Ils reposent alors à la fois sur moins et sur davantage que l’ensemble des récits constituant la série. Cela conduit le lecteur à effectuer un travail de recomposition des éléments composant la série, permettant l’émergence et l’importance des groupes collaboratifs et des communautés interprétatives pour les séries. Ces comportements naissent de la multiplication des objets dérivés, qui manifestent la logique sérielle, et des éléments de communication qui leur sont associés. Loin d’être périphérique, le jouet est donc bien l’un des traits centraux de la culture sérielle, représentant des pratiques fictionnelles de la modernité et des pratiques industrielles de la société de consommation.

«Du livre au parc à thème, déperdition ou pérennisation du texte littéraire ? l’exemple du parc du Petit Prince.
Justine Delassus

L’appellation « parc à thème » regroupe des dispositifs variés, du parc d’attraction au parc naturel ou encore au parc pédagogique, allant ainsi du loisir pur à l’ambition pédagogique. Les parcs à thème prennent donc plusieurs formes. L’élément de définition permettant leur unification est celui d’espaces clos sur des surfaces importantes, conçus de toutes pièces afin de provoquer une immersion dans un univers thématisé. Aucune oeuvre ni objet patrimonial n’est au centre du dispositif comme cela est le cas des musées. De plus, on y observe une forte incitation du visiteur à être actif.
Le Petit Prince est réputé pour être l’un des textes les plus traduits et les plus lus au monde. Il est également le livre pour enfants le plus vendu des fonds NRF et ce, dès 1948., succès éditorial qui ne se limite pas à l’hexagone.
Le Parc du Petit Prince est né d’une volonté de « recyclage » du parc du Bioscope inauguré en 2006. Le Bioscope était un parc à visée pédagogique sur le thème de l’environnement, ce qui, à première vue, ne permet pas de l’identifier à l’univers du Petit Prince. Cette nouvelle version du parc est née de la rencontre entre deux acteurs : l’entreprise Aérofil, qui voyait dans ce parc à thème une opportunité de mettre en place ses technologies de ballon captif et d’aérobar, et la descendance de Saint-Exupéry, qui voyait dans cette association pour un projet de parc une nouvelle manière de renouveler le personnage ainsi qu’une possibilité de créer une véritable boutique pour commercialiser les produits concernant le Petit Prince.
La thématique littéraire du parc du Petit Prince concerne donc bel et bien un personnage et non un auteur. Cet élément constitue la première originalité du par cet c’est en cela qu’il est original. L’espace se situe de plus à la jonction du parc d’attraction et du parc pédagogique. En effet, comment s’opère l’immersion dans l’univers du Petit Prince ? De nombreuses infrastructures du Bioscope ont été conservées et thématisées autour de l’univers du Petit Prince. Cette thématisation se manifeste par le style des décorations choisies pour orner les attractions, avec des images qui font référence à l’oeuvre ou qui portent des noms ayant un rapport avec le texte. Plusieurs attractions ont ainsi été baptisées en référence au Petit Prince, quand d’autres font référence à Saint-Exupéry (« Vol de nuit », « Courrier Sud »). Les descriptifs des attractions sont également faits de manière à justifier la parenté du parc avec l’oeuvre, par un recours fréquent aux citations du texte. Il est intéressant de constater que, parfois, la citation permet simplement de justifier la présence d’une attraction, même si elle n’a pas grand rapport avec le Petit Prince. Certaines n’ont en effet pas été remplacées et leurs thématiques datent du parc du Bioscope. Un dernier élément majeur est le fait que ce parc soit conçu pour de très jeunes enfants. C’est donc une version édulcorée du texte, dans son interprétation proche du conte, qui nous est donnée ici. L’atmosphère inquiétante et angoissante de l’ouvrage ne se retrouve pas du tout dans le parc. Justine Delassus constate donc une évacuation de ces éléments au profit d’une adaptation plus édulcorée.
En conclusion, l’intervenante pose une question centrale : si une référence littéraire est ré-interprétée voire re-contextualisée, n’est-elle pas vidée de sa substance ? Le parc du Petit Prince ne peut pas être considéré comme un parc à thème littéraire et il ne se présente d’ailleurs pas comme tel. Si le thème est celui d’une oeuvre littéraire, la visite des lieux s’en éloigne. Cependant, si les lieux offrent des lectures différentes de l’œuvre, ils peuvent avoir une fonction de médiation vers le texte.

Stendhal transmédiatique. Pour une critique des adaptations visuelles des grands romans stendhaliens
Giuseppina Mecchia

Entre la naissance de l’auteur Henri Beyle et son présent en tant que Stendhal, plusieurs déplacements majeurs s’opèrent autour de la figure de l’écrivain.
À l’heure de développements variés autour de l’oeuvre de Stendhal, déclinée sous forme de films, de téléfilms et de vidéos youtube, une question se pose d’emblée : comment comprendre les thèmes de la traduction, de l’imitation et de l’adaptation, fondamentaux déjà au niveau de l’écriture des textes par Stendhal lui même ?
Stendhal comme auteur vit en traduisant, en imitant et en adaptant des originaux plus ou moins déterminés ou déterminables. C’est pourquoi il est peu étonnant que ses trois principaux romans aient survécu selon des mécanismes comparables : ses oeuvres sont ainsi adaptées au cinéma, à la télévision et plus récemment dans les nouveaux médias comme youtube.
Pour citer Stendhal lui-même, le pari d’écrivain est d’être lu dans le futur. On peut donc supposer que Stendhal se serait réjoui s’il avait su qu’il avait toujours des lecteurs aujourd’hui.
Cependant, le caractère peu littéraire des adaptations cinématographiques, télévisées et sur les nouveaux médias l’aurait-il réjoui également ?
Giuseppina Mecchia caractérise ces éléments comme des simulacres du roman, puisqu’ils fonctionnent comme des images des textes, et non vraiment comme des représentations.
L’intervenante pose donc la question, en conclusion de sa présentation, de savoir ce qu’il reste d’un roman dans des vidéos telles que celles montées et publiées par des particuliers sur des sites comme youtube.

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